Sociotopes parisiens : jour 3

Pour cette dernière journée parisienne, c’est le nord de Paris qui est au menu, autour des voies ferrées de la gare de l’Est et toujours en compagnie d’Alain Mausset. Premier arrêt à la halle Pajol, ancien entrepôt ferroviaire reconverti en équipement public aux fonctions très diverses puisqu’il y a là une auberge de jeunesse, des locaux associatifs, des bureaux partagés, des restaurants et j’en passe, le tout dans un esprit « haute qualité environnementale » avec beaucoup de bois, faisant un peu penser aux pays nordiques. En ce samedi de rentrée, la halle et l’espace public qui la borde sont en pleine effervescence car il y a là une sorte de forum des associations et de loisirs, avec des démonstrations d’activités et un impressionnant « mur du bénévolat » recouvert d’affichettes, une par association, où chacun peut trouver matière à s’engager.

De l’autre côté de la halle, le long des voies ferrées, le jardin public Rosa Luxemburg offre une très belle transition entre le pied de l’immeuble et les emprises ferroviaires. Beaucoup de sièges, de tables, de bassins en eau avec une végétation aquatique exubérante, des ombrages légers… mais aussi des recoins sales et dégradés, des lieux de squat et des groupes de types désœuvrés qui ne sont visiblement pas là pour les plaisirs délicats de la flânerie, mais parce qu’ils n’ont nulle part où aller. Le jardin Luxemburg n’a donc pas grand-chose à voir avec le parc du Luxembourg où l’on ne risque guère de croiser la misère du monde.

En traversant les voies ferrées par la rue Riquet, on arrive de l’autre côté aux jardins d’Eole, créés en 2007 sur une friche ferroviaire de 4 ha dans un quartier peu doté en espaces verts. On sent ici, comme un peu partout à Paris, une volonté de répondre au maximum de besoins en divisant l’espace en secteurs spécialisés, mais aussi en ménageant des lieux partagés. Le compartimentage est ici très marqué, avec des limites physiques (murs, grillages, palissades) qui créent par endroits une sensation désagréable, car on se demande ce qu’on va trouver derrière. Il y a des coins pour les enfants, d’autres pour les ados et jeunes adultes, beaucoup de surfaces pour rouler ou pour le basket, une abondance de lieux pour s’asseoir, et des coins pour la biodiversité.

Nous faisons une pause déjeuner dans une petite kermesse organisée par une association de Noires qui sont venues là avec leurs enfants. L’ambiance est familiale et gaie, les enfants cavalent et s’essaient à toutes sortes de jeux. Mais aux alentours, on sent l’omniprésence de la misère et de la drogue. Parmi des tas de hardes amassées dans des recoins, on distingue parfois une forme humaine ou un visage, et ce spectacle rappelle le texte de La Bruyère (1688) : « L’on voit certains animaux farouches, noirs et tout brûlés de soleil (…); ils ont comme une voix articulée, et quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine, et en effet il sont des hommes ». Les pouvoirs publics font visiblement de leur mieux pour entretenir le parc, mais les détritus reviennent vite, et un énorme rat jeté dans une poubelle confirme l’acuité du problème. Dans ces anciennes friches ferroviaires, au cœur d’un quartier qui fonctionne comme une machine à intégrer aussi bien qu’à exclure, il me vient l’idée que le jardin participe à une sorte de « gare de triage sociale », où certains vont partir sur de bons rails et où d’autres vont demeurer sur une voie de garage. A la différence des jardins des beaux quartiers parisiens, le jardin d’Éole ne prétend pas réaliser une utopie d’harmonie sociale, mais il permet au moins à des gens de dormir, de se désaltérer gratuitement et de faire sécher leur linge. Et même si ça fait désordre aux yeux des honnêtes gens qui se hasardent en ces lieux, ce n’est déjà pas mal.

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