Sociotopes en espace agricole

Tous les espaces ouverts peuvent en principe accueillir des sociotopes, et comme l’espace agricole entre dans la définition couramment admise des « espaces ouverts », il n’y a a priori pas de raisons pour qu’on n’y trouve pas de sociotopes. Mais on voit tout de suite arriver les objections : quid de la propriété privée ? et quid des usages agricoles ? Balayons la première d’un revers de main : nous avons vu ici maintes fois qu’il peut parfaitement y avoir des sociotopes sur des terrains privés. La seconde, en revanche, est plus solide : on voit difficilement quels usages le public pourrait faire d’un champ de maïs (1) ou d’une pâture à vaches, à moins de causer des dommages aux biens. Pourtant, l’espace agricole est bien plus perméable qu’on ne le croit aux usages sociaux. C’est un des enseignements d’un remarquable et volumineux ouvrage intitulé « Les loisirs en espace agricole : l’expérience d’un espace partagé », écrit par Yvon Le Caro et publié en 2007 aux Presses universitaires de Rennes (431 pages, 23 €).

Ce livre est à la fois extrêmement bien documenté, bourré d’exemples concrets, et agréable à lire. Tous les aspects de la question sont méthodiquement et finement explorés, qu’il s’agisse de sujets géographiques, juridiques, économiques ou sociologiques. On sent que l’auteur connaît son affaire, non seulement par la fréquentation des bibliothèques, mais aussi (et surtout ?) par celle du terrain. Il est ainsi capable d’établir des liens entre les caractéristiques physiques et paysagères des divers terroirs agricoles français et leur capacité à admettre des activités de loisirs, ou encore de faire voir le paysan comme un être humain doué d’une pensée complexe et pas seulement comme une notion abstraite masquant une méconnaissance des « ploucs » et « péquenots », selon ses termes. On apprécie aussi de le voir ressortir la vieille notion du saltus de la géographie classique, cet espace plus ou moins ensauvagé qui s’intercale entre ager (les champs) et silva (la forêt), pour démontrer que les régions les plus riches en saltus (la Bretagne, par exemple !) sont aussi celles qui offrent les meilleurs possibilités d’activités de pleine nature.

J’ai été particulièrement séduit par la capacité de l’auteur à faire prévaloir la réalité du monde et des pratiques sur les catégories dans lesquelles on voudrait souvent les enfermer. Ainsi, son analyse des limites floues et de la porosité entre l’espace public et la propriété privée m’a paru très éclairante : dans le système juridique français où la propriété privée est mal défendue contre les empiétements des promeneurs (rien à voir avec le trespassing britannique (2), qui autorise le propriétaire à expulser l’intrus manu militari), on est plutôt dans l’accommodement, l’arrangement et la négociation, quand ce n’est pas le je-m’en-foutisme du propriétaire qui ne s’inquiète pas trop de savoir ce qui se passe sur ses terres tant qu’il n’y a pas de dégâts. Mais l’auteur connaît suffisamment bien le territoire national pour savoir que les pique-niques et les galipettes dans une prairie, ou encore la cueillette sur le terrain d’autrui, sont plus faciles dans certaines régions que dans d’autres, où le contact avec l’espace agricole est strictement cantonné aux chemins publics… lorsqu’il en reste.

Je reparlerai de ce livre, indispensable aux sociotopologues en milieu rural, lorsque je l’aurai reçu sous forme imprimée. Pour le moment, vous pouvez le consulter gratuitement ici.

Merci à Bruno Barré, géographe, pour m’avoir fait connaître cet ouvrage.

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(1) Le seul et unique indice que j’aurai pu collecter en ce sens aura été la découverte d’un magazine dit « de charme » au milieu d’un champ de maïs, ce qui est tout de même un peu léger (!) pour identifier un authentique sociotope.

(2) Et je ne vous parle pas du trespassing américain, illustré par le célèbre panneau « trespassers will be shot, survivors will be shot again ».

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