Le « wokisme » et les espaces publics

Benoît Duteurtre est un écrivain recommandable, et prolifique, auquel on doit par exemple Les pieds dans l’eau, une fine évocation du microcosme d’Étretat qui a de quoi intéresser les sociotopophiles. Il lui arrive aussi de donner dans l’alimentaire, c’est le cas avec Le grand rafraîchissement (Gallimard, 2024), où l’hypothèse d’un refroidissement climatique inattendu lui sert de vague prétexte à enfiler, comme des perles sur un collier, ses motifs d’aigreur envers notre triste époque : les cyclistes, le compostage urbain et les « salades vertueuses », Anne Hidalgo, l’interdiction de fumer dans les lieux publics, le « wokisme », et j’en passe. Voilà matière à séduire les lecteurs du Figaro. D’ailleurs, Duteurtre est chroniqueur au Figaro, et cite le Figaro deux fois dans son livre, lequel bénéficie d’une bonne critique dans Le Figaro.

Urinoir « woke » (accessible AUSSI aux femmes) dans un parc d’Helsinki.

Dans la perspective qui est la nôtre, un passage retient mon attention : dans une rame de TER (train régional), l’auteur observe qu’on a prévu de vastes toilettes pour les handicapés ainsi que de l’espace pour ses chers cyclistes, et il en conclut : « c’est un train woke avant l’heure qui se met en branle ». C’est peut-être une plaisanterie vaseuse pour lecteurs du Figaro, mais elle ne m’amuse pas : j’y vois une sorte de mépris envers l’attention portée aux personnes qui ne sont pas dans la norme, celle qui définit « le mec normal » comme disait Coluche. Même si un TER n’est pas un parc public, on devine où conduit cette vision du monde : « aménager pour les handicapés, les cyclistes, les femmes, les jeunes, les LGBT (1)… et pourquoi pas pour les gauchers, les végans, les Noirs ou les Mormons, tant qu’on y est ? ». Les quelques efforts déployés ici et là pour faciliter la pratique des espaces publics à des groupes de personnes, ayant en commun d’être limitées de fait dans leurs capacités de déplacement, seraient donc l’expression d’une conception « wokiste » de la société, réduite à des groupes de victimes centrés sur la défense de leurs intérêts propres. C’est caricatural et ridicule, mais révélateur d’un « bon sens » franchouillard et bas de plafond, qui a l’avantage de justifier l’inertie.

Monsieur Duteurtre m’amène tout de même à une remise en cause presque sincère : n’en aurais-je pas un peu trop fait sur les femmes, les enfants, les ados, les vieux ou les handicapés ? Il serait peut-être temps que je m’intéresse à des hauts-lieux de sociabilité virile en plein-air. J’en ai repéré un pas loin de chez moi, où l’on trouve encore de vrais mecs qui picolent sec et pissent contre les murs. Dans le souci de dépeindre la « mosaïque France » au travers de ses sociotopes, je lui consacrerai volontiers un petit reportage.

(1) Bien que ne faisant pas mystère de son homosexualité, Duteurtre considère que « l’hétérosexualité constitue bel et bien la norme et l’homosexualité est un écart » (source : Wikipedia).

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