Libres campagnes

Le village de Neuvic-Entier (Haute-Vienne), dans les années 1940. Photo Maurice Ferrand.

Plongé en ce moment dans la lecture des Choses, de Georges Perec (1965), critique froide et implacable d’une vie moderne centrée sur la possession de biens matériels, j’y pêche la phrase suivante : « Ils voulaient jouir de la vie, mais partout, autour d’eux, la jouissance se confondait avec la propriété ».

Un qui n’avait pas ce genre de problème avec la propriété, c’est ce petit garçon qui, dans les années 1930, entreprend de partir à la découverte des campagnes autour de son village de Haute-Vienne, d’abord en compagnie de son grand-père journalier agricole, puis seul ou avec ses copains. En ce temps-là, qu’on soit ou non dans le saltus, il est globalement admis que tout le monde passe chez tout le monde, et même les hobereaux n’ont guère les moyens d’empêcher les incursions des manants sur leurs terres. Donc ce petit garçon, lorsqu’il ne garde pas un troupeau de vaches, s’en va crapahuter dans les bois, les prés et le long des ruisseaux des alentours, dénichant des piafs, braconnant truites et écrevisses, ramassant des champignons ou des noisettes, taillant des bâtons, des lance-pierre ou des flûtes en sureau, ou fauchant à l’occasion des belles bûches chez le hobereau local pour les cacher dans les maigres fagots du grand-père. C’est ainsi qu’on prend goût à la liberté.

Une vingtaine d’années plus tard, ce petit garçon est devenu professeur. Nommé à Lorient, il entreprend aussitôt (exactement comme le fit Simone de Beauvoir nommée prof à Marseille) de partir à la découverte de son nouveau territoire, équipé d’une paire de bottes, des premières cartes de l’IGN et d’un bâton de houx. Un peu plus tard, nous sommes dans les années 1960, il embarque son tout jeune fils dans ses explorations. Tous deux passent méthodiquement au peigne fin les vallées et les bois de la région, moins pour la prédation sur le milieu naturel que pour le plaisir de la découverte. Les plus jolis coins deviendront des lieux de balades familiales, avec au printemps des cueillettes de fleurs – des bouquets de jacinthes des bois sous les hêtraies, de primevères le long des talus… et à l’automne de mémorables cueillettes de champignons. Tout cela se passe bien entendu dans une parfaite ignorance du statut des terrains : en ces temps où il n’existe pas de sentiers balisés, et en Bretagne comme en Limousin, règne une large tolérance d’accès à la campagne, tant qu’on ne dégrade rien.

Nous sommes maintenant en octobre 2022, et notre petit Limousin, âgé de 92 ans, n’a plus que quelques jours à vivre. Le père et le fils échangent dans une chambre d’hôpital sur une phrase de Voltaire : « Le paradis terrestre est où je suis »*, se remémorant cette époque enchantée où l’on suivait ruisseaux et rivières sur des kilomètres en passant d’un pré à l’autre. Nul besoin d’être propriétaire pour jouir du monde naturel – dans les années 60 on était très bien sur les terres d’autrui, pendant que les frustrés dépeints par Perec rêvaient de salon design ou de maison de campagne. Le paradis était tout simplement là, dans les prairies fleuries bordant un ruisseau aux eaux claires ou le long d’un talus où ficaires, stellaires et primevères annonçaient l’arrivée du printemps. Merci à mon père de me l’avoir fait découvrir, et à ma mère de m’avoir souvent fredonné « Le bonheur est dans le pré »**.

En hommage à Maurice Ferrand, 9 août 1930 – 10 novembre 2022.

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* Dernier vers du poème « Le Mondain », 1736

** Premier vers d’un poème de Paul Fort

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