On sait l’importance de la boulangerie pour activer les espaces publics des villes et des villages, parce qu’elle attire du monde en permanence et qu’en sortant de là, le client ne demande souvent pas mieux que de flâner dans les alentours en grignotant son bout de baguette ou de s’installer quelque part pour manger son sandwich. Enquêtant récemment auprès de 45 élèves de CM2 d’une petite ville bretonne, dans le cadre d’un projet de revitalisation, je mesure une nouvelle fois l’importance de ce commerce dans l’usage de la ville par les enfants. C’était la même chose dans les quatre opérations similaires que j’avais conduites ailleurs, mais cette fois les entretiens individuels comportaient une question sur « ton commerce préféré », ce qui a permis d’approfondir un peu le sujet.
L’exercice de la carte mentale révèle l’importance de la boulangerie dans les pratiques quotidiennes : sur 11 cartes réalisées par les enfants, neuf font apparaître au moins une boulangerie (c’était 19 sur 20 dans la commune de Pluneret étudiée en 2021). Quant au commerce préféré, c’est le Centre E. Leclerc pour 25 enfants, « parce qu’on y trouve tout », mais la boulangerie arrive juste derrière avec 23 mentions. Ce sont surtout les commentaires associés à ces réponses qui retiennent mon attention. Les enfants identifient leur boulangerie préférée par la couleur de sa façade « la boulangerie bleue », « la rose » – des repères qui comptent dans cette ville très grise – ainsi que par des produits spécifiques qu’ils aiment bien (« les bonbons », « les cookies géants », « les croûtes à thé »…). La boulangerie est associée à des pratiques occasionnelles (le petit plaisir en sortant de l’école, ou en allant faire un tour en ville avec des copains) ou ritualisées (l’achat du pain le dimanche matin, d’abord avec les parents pour les plus jeunes, puis seul, à pied ou à vélo). Il se confirme ainsi que l’accès à la boulangerie est une étape marquante vers un déplacement autonome des enfants ; il vient un jour où les parents leur lâchent un peu la bride et où ils peuvent partir eux-mêmes à la conquête de leur territoire. Tant qu’on est à la boulangerie, on en profite aussi pour regarder les autres magasins, se poser sur la place centrale, rencontrer des copains, et c’est ainsi que se tissent des liens riches entre l’enfant et sa ville.

Cela donne de quoi réfléchir sur le caractère « stratégique » des transferts de boulangeries vers des ronds-points en entrée de ville, ainsi que sur l’impact de ce genre d’opération en des temps où beaucoup d’élus sont sensibles aux sirènes du « drive-in » : il va bien au-delà du déménagement d’un magasin unique et a des répercussions sur l’activité globale du centre. Avant de solliciter des programmes de revitalisation, on pourrait peut-être commencer par s’abstenir de dévitaliser ?