Perec, mode d’emploi

Depuis trois ans, il a souvent été question ici (par exemple dans cet article) de l’écrivain Georges Perec pour ses activités d’observateur et descripteur minutieux des espaces publics, en l’occurrence les rues et les places parisiennes. Il me restait à lire de lui son petit ouvrage (64 pages) intitulé « Tentative d’épuisement d’un lieu parisien », alimenté par trois jours consécutifs d’observation de la place Saint-Sulpice en 1974.

Le texte de présentation en couverture est alléchant pour le sociotopophile : « A différents moments de la journée, il a noté ce qu’il voyait : les événements ordinaires de la rue, les gens, véhicules, animaux, nuages, et le passage du temps (…). Les mille petits détails inaperçus qui font la vie d’une grande cité. Les innombrables variations imperceptibles du temps, de la lumière, du décor, du vivant (…). Ce texte magistral de Perec figure à présent au rang des classiques ». Rien que ça ! Pourtant, à la première lecture, la chose se révèle un peu ingrate, avec des énumérations du genre :

Un 87 quasi vide, un 86 à moitié plein

Les enfants jouent sous les piliers de l’église

Un beau chien blanc taché de noir

Une lumière à un immeuble (est-ce l’hôtel Récamier ?)

Un 96 quasi vide

Du vent

On peut ainsi en venir à se demander ce qu’il y a de si magistral là-dedans, et si on n’aurait pas été capable d’en faire autant, un peu comme ces gens qui vous disent à propos de Picasso « Mon fils de cinq ans pourrait faire pareil ». C’est avec ces interrogations que je me remets, le même jour, dans la lecture de « Pourquoi lire », de Charles Dantzig (Grasset, 2010), et voici qu’à la page 161 je tombe sur le texte suivant : « Lorsqu’on lit, on tue le temps. Pas dans le sens « passer le temps » (…) mais quand on fait une lecture sérieuse, une lecture où on est absorbé par le livre. Elle donne l’impression que le temps n’existe plus. On a même, confusément, une sensation d’éternité. » Voilà qui me semble faire directement écho à Perec, cette fois dans Espèces d’espaces, lorsqu’il écrit : Du temps passe. Boire son demi. Attendre. Continuer jusqu’à ce que le lieu devienne improbable. Jusqu’à ressentir, pendant un très bref instant, l’impression d’être dans une ville étrangère ou, mieux encore, jusqu’à ne plus comprendre ce qui se passe ou ce qui ne se passe pas, que le lieu tout entier devienne étranger, que l’on ne sache même plus que ça s’appelle une ville, une rue, des immeubles, des trottoirs…

Bien lire Perec, c’est donc être capable de ressentir, derrière des énumérations un peu arides, cette sorte de dissolution de l’auteur dans le temps et l’espace, et aussi imaginer l’atmosphère du lieu à partir des innombrables indices fournis par l’auteur. Il y faut des conditions favorables, et de la concentration. J’ai fait l’expérience de lire un passage de Perec tout en passant en boucle « Place Clichy », une belle chanson de Julien Clerc et Gérard Duguet-Grasser qui est justement basée sur une énumération très « perequienne » d’éléments matériels et sensoriels (la bouche de métro, le bar-tabac, la pluie, la nuit, les lumières, un car de touristes…) et ça fonctionne merveilleusement. La musique permet en effet, entre deux activités triviales du quotidien, un « décollage » immédiat, et aide à rejoindre Perec sur sa place Saint-Sulpice, captant à la manière de l’araignée sur sa toile la moindre vibration de l’espace qui l’entoure.

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