Sociotopes parisiens chez Fargue et Yonnet

Photo d’Isis Bidermanas dans « Grand bal du printemps », de Jacques Prévert (1951)

Mettant à profit le temps pluvieux, je viens de découvrir deux classiques de l’exploration urbaine : Le piéton de Paris, par Léon-Paul Fargue (1939) et Rue des Maléfices, par Jacques Yonnet (1954), que Queneau considérait comme « le plus grand livre jamais écrit sur Paris ». Le livre de Fargue couvre l’entre-deux guerres, celui de Yonnet prend le relais et évoque l’Occupation et les années qui suivent. Le premier est assez axé « rive droite », tandis que le second est centré sur le 5è arrondissement, en particulier sur le secteur qui va de la Mouffe (quartier Mouffetard) aux quais de la Seine en passant par la « Montagne » (Sainte-Geneviève) et la Maube (place Maubert).

Dans chacun de ces livres, je m’attends à trouver des descriptions de la vie sociale des places, squares et parcs publics. J’avais d’ailleurs lu juste avant Les Mots, de Sartre, où l’on trouve des passages sur le jardin du Luxembourg comme lieu d’apprentissage pour l’enfant qu’il était dans les années 1910. Mais non, rien du tout ou presque. Il y a bien chez Fargue un chapitre sur la place du Théâtre Français, où il nous dit que « Un excellent endroit pour observer les allées et venues de cette place est le café de l’Univers » – on l’imagine déjà, comme Perec, attablé devant son demi avec un carnet de notes. Mais ensuite il nous embarque dans des cafés et des restaurants. Pareil chez Yonnet : son évocation de la place Dauphine commence de façon prometteuse (« On se sent un peu prisonnier de ce triangle ombragé, semi provincial, où tous les habitants se connaissent par leur nom, et ne savent se saluer sans sourire »). Et tout de suite après, il embraye sur un folklorique café-épicerie local. Il mentionne parfois la Maube, pour ses clochards et les bistres environnants où l’on écluse un infâme pichtegorne en taillant une bavette avec les gouapes, cloches et pierreuses du quartier. Mais pas un mot sur le Luxembourg et à peu près rien sur le Jardin des Plantes.

Apparemment, nos deux auteurs ne s’intéressent absolument pas aux squares et aux jardins. Si l’assez misanthrope Montherlant était friand de jardins publics, dans lesquels il draguait les jeunes gens, eux n’y trouvent pas de quoi étancher leur soif de conversations (ni leur soif tout court) et leur affection pour les endroits populeux. Leur univers à eux, c’est la rue – et les cafés qui vont avec, dans lesquels tout peut arriver. Mais il est aussi un autre espace que tous les deux aiment particulièrement, ce sont les quais de la Seine. Chez Yonnet, on y est naturellement conduit parce que beaucoup de rues du Cinquième y descendent. Fargue décrit très bien les deux univers qui s’y côtoient, chacun à son étage : « Les quais sont hantés par une double population. Je ne parle ni des touristes, ni des curieux, mais des êtres qui naissent, rêvent et meurent dans l’atmosphère séquane : ceux des berges et des quais proprement dits, les couche-dehors et les bouquinistes, ceux d’en bas et ceux d’en haut ». Suivent plusieurs pages sur le petit monde des quais et sur les bouquinistes, et les rencontres que l’on peut faire par là-bas.

Ces deux livres parlent d’un temps où les voitures étaient rares et où le piéton était roi. Les enfants, qui y apparaissent çà et là, pouvaient trouver dans les rues et les terrains vagues adjacents de nombreuses possibilités de jeux et de socialisation, comme en témoignent aussi à l’époque de Yonnet divers textes de Prévert ou les photos de Doisneau – il s’agissait d’ailleurs surtout des gosses de pauvres, tandis que ceux des bourgeois (comme Sartre) fréquentaient plus volontiers les parcs, où ils étaient à l’abri des mauvaises rencontres.

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