Lecture : « La France sous nos yeux »

En Morbihan, 26 juillet 2022 : derrière le talus arboré détruit, la concrétisation du rêve d’une vie. Et une bonne affaire pour les marchands de matériaux.

La sortie du livre de Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely « La France sous nos yeux », fin 2021, a fait l’objet d’un battage médiatique justifié : en 480 pages, cet ouvrage présente en effet un panorama extraordinairement riche et précis de la France d’aujourd’hui et des modes de vie de ses habitants. Exploitant et croisant une quantité phénoménale de données a priori hétéroclites, les auteurs réussissent l’exploit d’en extraire un tableau vivant, clair et agréable à lire, souvent drôle, nourri aussi par une bonne connaissance personnelle du territoire. Par certains côtés, on y retrouve l’approche développée par Bourdieu dans La Distinction (1979), lorsqu’il croisait des données issues de l’observation de pratiques quotidiennes et, à l’époque, souvent prises de haut par les intellectuels distingués. Mais Bourdieu se centrait sur les goûts culturels et appliquait ses observations à une dénonciation des rapports de classes, tandis que nos deux auteurs ont un champ d’investigation bien plus large mais ne jugent pas et concluent peu, laissant le lecteur se faire son opinion.

Dans notre perspective, il nous importe peu de savoir quelle est la proportion d’électrices de LREM parmi les femmes de 30 à 50 ans vivant au sud d’une ligne Bordeaux – Lyon, exprimant une appétence pour la blanquette de veau et les danses country et achetant de la lingerie « éthique » au moins une fois par an. En revanche, les développements sur les modes de vie péri-urbains nous concernent de près, et on peut éprouver une sorte de jouissance amère en constatant que « tout y est » : la maison cubique, les clôtures en plastique, le barbecue Weber, la piscine, le trampoline, le robot de tonte, l’olivier… et « l’impossibilité de sortir de chez soi autrement qu’en voiture » ; un tableau qui, une fois de plus, nous renvoie au visionnaire Jacques Tati (voir ici et ) et nous met aux antipodes du « droit à la ville » revendiqué par Henri Lefebvre en 1968.

Les auteurs observent que « le modèle majoritaire repose sur une vision du monde qui fait passer la vie privée et domestique au premier plan. (…) L’homogénéité sociale y est plus forte qu’ailleurs : on vit entre Gilets Jaunes, entre bourgeois ou entre membres des classes moyennes. C’est ici que la fracture avec la littérature urbanistique prend racine : alors que la ville se caractérise par sa mixité et sa densité, le modèle tend au contraire à organiser une vie sociale riche mais centrée sur les cercles familiaux et amicaux dans le cadre du domicile – et du jardin. Comme le souligne l’urbaniste Philippe Genestier, les intellectuels et les professions à fort capital culturel ont tendance à faire de leur idée de la ville idéale une aspiration partagée par les autres groupes sociaux, « or ces condamnations ne perçoivent pas que la préférence pour le périurbain correspond aussi bien souvent à un choix de vie et exprime une réelle prédilection pour un type de socialité où l’on privilégie l’autonomie individuelle et les liens sociaux d’interconnaissance, plutôt que les liens anonymes et mercantilisés propres à la ville centre ».

On pourra se demander si les « liens anonymes » de la ville centre sont nécessairement « mercantilisés » (je ne le crois pas), et ce qu’il y a réellement derrière cette notion de « choix de vie » (en quoi consiste l’offre de choix ?) ; mais quoi qu’il en soit, le tableau semble décourageant pour le sociotopophile : quelle place reste-t-il pour les espaces extérieurs dans cette vie sous bulle, qui souvent se prolonge même en vacances dans la bulle du camping-car ? On ne vit pas enfermé tout le temps, et qu’on le veuille ou non, il y a bien des moments où l’on partage des espaces extérieurs avec des inconnus. Par ailleurs, le succès phénoménal des « Plus beaux villages de France », qui feront l’objet d’un prochain article, confirme que l’idéal d’espaces publics conviviaux demeure bien vivant et largement partagé dans toutes les couches sociales. Idem pour les sentiers de randonnée, qui incarnent l’idéal républicain « Liberté-égalité-fraternité » et où le prolétaire Gilet Jaune salue civilement le bourgeois macroniste. Enfin, le succès de certaines chansons d’Alain Souchon tient sûrement à ce qu’il a su percevoir l’existence d’aspirations inassouvies derrière les vies étriquées « qu’on nous propose ». Comme disait Jean Ferrat, « le poète a toujours raison / qui voit plus haut que l’horizon » !

Laisser un commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s