De l’intérêt du carnet de notes

Dans son introduction à Madame Bovary (Poche, 1972), Henry de Montherlant (déjà présenté ici pour sa passion des jardins publics) éreinte Flaubert (il « manque de génie à un point qui n’est pas croyable ») et le massacre en ces termes : « C’est un bœuf de labour avec un carnet de notes ». Il ajoute : « Je serais malvenu à médire du carnet de notes, mais il ne faut pas qu’on le voie ; il faut qu’après les carnets vienne le je-ne-sais-quoi qui fait danser tout cela ».

Il n’est pas dans mon propos de juger des procédés et de l’écriture de Flaubert, mais cette histoire de carnet de notes me renvoie à Perec, qui a dû en remplir d’innombrables et en a fait une base de sa production littéraire. Elle me fait penser aussi à une expérience à laquelle je me suis livré l’an dernier, profitant de vastes loisirs et de la torpeur d’août pour observer et consigner dans un carnet des bribes de la vie d’une petite ville poitevine en suivant la méthode proposée par Perec (voir ici), histoire d’essayer d’ « épuiser » le lieu et de s’approcher de la sensation ultime : « Continuer jusqu’à ce que le lieu devienne improbable. Jusqu’à ressentir, pendant un très bref instant, l’impression d’être dans une ville étrangère ou, mieux encore, jusqu’à ne plus comprendre ce qui se passe ou ce qui ne se passe pas, que le lieu tout entier devienne étranger, que l’on ne sache même plus que ça s’appelle une ville, une rue, des immeubles, des trottoirs… »

Presque un an s’est écoulé depuis cet exercice, et en me remettant dans mes notes, je me rends compte de leur capacité évocatrice, qui n’a rien à voir avec celles des photos : celles-ci soutiennent la mémoire et apportent une précision objective, les notes font ressurgir l’ambiance, les bruits et conversations entendus, les sensations ressenties… bien plus fortement que les photos.

Que peut-on faire de ce genre de matériau ? On peut s’en servir à des fins professionnelles, dans le cadre d’une étude des espaces publics et de la « public life », ou à des fins personnelles – pour le plaisir de s’y remettre un jour à la recherche du temps perdu, pour la postérité familiale… On peut aussi le mettre au propre, le réécrire, le faire monter en neige pour en tirer un récit vivant (c’est dans mes projets), voire en faire du Flaubert ou, bien mieux encore s’il faut en croire Montherlant, du Montherlant. Quoi qu’il en soit, pour prendre des notes il vaut mieux être seul et avoir du temps, des luxes rares pour l’actif surbouqué et rivé à son smartphone, mais l’habitude d’avoir un carnet ou des bouts de papier avec soi peut permettre de tirer parti de telles circonstances lorsqu’elles adviennent, et de transformer l’ennui en opportunité de création.

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