Le Gesvres est un petit affluent de la rive droite de l’Erdre, qui coule au nord de Nantes et participe à la riche « trame verte et bleue » de la métropole. Sur le territoire de La Chapelle-sur-Erdre, on y trouve un joli circuit de 4 km qui longe une retenue d’eau dans un paysage encaissé et boisé. L’extrémité sud du circuit, au viaduc de la Verrière sur le site d’un ancien moulin, est un lieu de réjouissances en plein-air, et ma guide m’a prévenu : « Tu vas voir, c’est le coin des Arabes, ils rappliquent des cités des alentours, ils font des grillades et ils mettent la musique à fond ». Bon, on va bien voir, en tout cas il y aura sûrement d’intéressantes observations sociotopiques à faire.
En cours de route, je croise le public habituel de ce genre de balade : pas d’ « Arabes » à première vue, mais de l’autochtone qui vient se bouger après le repas du dimanche, ou paresser au bord de l’eau. A quelques centaines de mètres du viaduc, le vent du sud m’apporte une imperceptible odeur de grillades, qui devient progressivement plus insistante, et on commence à entendre de la musique. Pour sûr, « ils » doivent être là. Mais ne voilà-t-il pas que la musique n’est pas du tout arabe et fait plutôt Europe centrale, Roumanie peut-être, je n’en sais rien. Des Roms ? Mystère. En tout cas il y a là deux groupes (familiaux, amicaux ?), une vingtaine de personnes en tout, qui occupent largement l’espace. Les enfants jouent, les femmes sont attablées, et des hommes s’affairent autour des barbecues (on sait que depuis le Paléolithique, les grillades sont à peu près la seule activité culinaire pour laquelle le mâle moyen considère avoir une compétence innée dans toutes les civilisations). La musique n’est pas très forte, mais suffisamment pour jouer un rôle de « marquage du territoire » : le message est du genre « On est ici entre nous, vous venez si vous voulez mais vous n’avez pas intérêt à râler ». Et vu le gabarit de ces messieurs, je ne me vois pas pour ma part leur demander de baisser le son. On est donc un peu comme qui dirait dans un rapport de forces.
Voilà donc un partage de l’espace naturel qui illustre ce que nous avons vu à maintes reprises au fil de ce blog : les autochtones randonnent, font du sport ou se livrent à des activités contemplatives, tandis que les « pas d’ici » (les allochtones, si vous préférez) restent en groupes, évitent de s’aventurer dans l’inconnu et préfèrent occuper à fond un espace pour des activités sociales (manger, bavarder, jouer, écouter de la musique etc). Certes, mon propos est réducteur et « essentialisant » en ce qu’il tend à enfermer la diversité des individus dans des stéréotypes. Ce genre d’observation pose toutefois de nombreuses questions, tant sur la diversité des besoins et des pratiques auxquels les collectivités doivent répondre, que sur les façons d’inciter les gens à diversifier leurs pratiques au-delà de celles auxquelles, pour diverses raisons, ils peuvent se sentir assignés. J’avais pris conscience pour la première fois de ces questions en Suède (premier article parmi les liens ci-dessous) et observé, en Norvège (dernier article), les façons très contrastées dont des autochtones et des réfugiés du Moyen-Orient utilisaient le même espace, en l’occurrence une plage. On pourra aussi réfléchir au besoin de sécurité que peuvent refléter certaines pratiques en territoire étranger (rester en groupe, ne pas être enclin à partir explorer des lieux qu’on ne connaît pas…). Des études faites aux États-Unis sur la pratique des espaces naturels par les Afro-américains montrent que même dans leur propre pays, les membres de cette communauté gardent des rapports assez distants avec la nature, et il serait évidemment intéressant de comprendre pourquoi.
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