
C’est dur d’être génial tout le temps, c’est pourquoi nos plus grands écrivains se sont parfois laissés aller à la facilité en peuplant leurs romans de personnages stéréotypés (on pourra parler de « sociotypes », s’agissant de groupes d’individus partageant des caractéristiques communes) correspondant à l’image que le lecteur est supposé s’en faire. Dans sa thèse présentée ici sur les jardins publics dans la littérature entre 1850 et 1950, Céline Barrère en donne de multiples exemples dans le chapitre intitulé « Les sociétés jardinières : théâtralité et masques sociaux » (p. 275 à 326), en présentant toute une typologie de figures réparties entre les employés des parcs et jardins (les jardiniers, les gardiens, la chaisière, la dame-pipi, les marchands, les saltimbanques), et les visiteurs. Parmi ces derniers, elle identifie les enfants, les familles, la jeune fille, la bonne, le tourlourou, l’étudiant, le flâneur, la foule, le sportsman, les femmes du monde, du demi-monde et les prostituées, et enfin le vieux et la vieille.
Tout comme la promenade au Bois était « la scène à faire » dans la littérature du 19è, on devine là une série de « portraits à faire », illustrés par des textes souvent savoureux dont on ne sait s’ils s’inspirent de l’observation, de l’imagination ou du cliché, mais dont on comprend qu’ils contribuent à leur tour à fabriquer du stéréotype. On retrouve là l’idée du jardin public en tant que scène sociale : que l’usager vienne pour voir, pour être vu ou pour tout autre motif, il est de toute manière un acteur du grand théâtre de l’espace public.
Le recours occasionnel au stéréotype n’empêche pas les écrivains de saisir, par leur regard acéré et critique, la diversité et les nuances. Le passage consacré aux enfants en est une bonne illustration : si « l’enfant est toujours décrit en position de jeu, toujours en action, grouillant, sautant, courant », « les relations entre les enfants sont loin d’être harmonieuses », car le conflit et l’agressivité ne sont jamais loin. De plus, nombre d’écrivains témoignent que « l’enfance est scindée en deux : d’un côté, les enfants à volants de lingerie et à grandes ceintures de rubans du bois de Boulogne ou du parc Monceau ; de l’autre, les enfants « groupés tumultueusement, livides, boueux, poudreux, dépenaillés » dans les terrains vagues. Ces deux groupes que tout oppose n’ont pas les mêmes terrains de jeux (…). Les enfants des « familles pauvres » n’ont pas le même droit aux fleurs, à la lumière et aux bienfaits des beautés naturelles que les enfants des familles plus privilégiées (…). Tous [les écrivains] s’accordent sur l’absence de soleil, la poussière ambiante et l’entassement dans les parcs publics des quartiers populaires. A l’opposé, les enfants « riches » sont présentés dans les mêmes attitudes que les adultes, reproduisant mécaniquement leurs comportements, adhérant à leurs valeurs ».
« Les écrivains témoins du peuple » : ce titre d’un livre de Jean Fourastié s’applique parfaitement à cette vaste fresque que nous offre Céline Barrère et qui nous rappelle sans cesse que derrière l’apparence d’harmonie démocratique du parc public, les antagonismes sociaux y sont bien visibles pour qui sait observer.