L’écrivain Henry de Montherlant (1896 – 1972), parfois dépeint comme un moraliste austère et anachronique, admirateur des valeurs dites « viriles », est un peu passé de mode. Je n’ai rien lu de lui, à part son assez prétentieuse préface à Madame Bovary, mais j’ai découvert récemment à son sujet un bel essai de Jean-François Domenget intitulé « Squares, parcs et jardins chez Montherlant », dont je vous propose quelques extraits.
L’auteur relève d’abord que les squares, les parcs et les jardins sont un motif récurrent dans l’œuvre de Montherlant, et il précise que celui-ci ne confond pas les trois termes, même si on parlera ici de jardins (publics) pour simplifier le propos. Pour Montherlant, qui est un citadin, le jardin est un contrepoint à la ville, une sorte d’oasis où l’on peut se retrouver et se ressourcer en s’isolant temporairement du bruit et des fureurs du monde extérieur, ce qui n’empêche pas d’y observer la vie du « petit peuple » et éventuellement d’y rechercher de « jeunes proies », car notre homme aime bien les garçons.
« Du début jusqu’à la fin, la vie et l’œuvre de Montherlant se reposent ainsi dans ces « oasis », créées « pour la détente et la jouissance ». Amateur averti, Montherlant s’est constitué, au fil de ses voyages, un véritable tableau d’honneur des jardins publics (…). Si Montherlant aime bien observer les gens, « la promiscuité du square suscite le dégoût : « Les gens assis y étaient collés les uns contre les autres comme des mouches sur une blessure » ; « Le bas des pelouses grimpantes avait une bordure d’êtres humains, comme ces baves que laisse la vague sur la grève ». Dans un tel lieu, le solitaire a l’impression d’être « cerné », agressé de toutes parts. Il arrive également que Montherlant s’emporte contre le conformisme, la bêtise dont il est le témoin dans les squares. (…). Le square n’est pas en effet un havre de paix où, comme par enchantement, se dissiperaient les haines : à l’arrivée d’un pauvre dans le square des Invalides, « des regards indignés cherchent des yeux le garde » ; dans le square Bresson, à Alger, Exupère est le témoin du racisme des petits blancs contre les Arabes.
D’ordinaire, pourtant, le regard que Montherlant jette sur le peuple des squares est rempli de bienveillance. Le lieu y invite, car le plus souvent il offre le spectacle de la concorde des classes. Certes, les inégalités, dans les jardins des quartiers bourgeois, sont criantes, Montherlant revient plusieurs fois sur ce thème : au square des États-Unis, « quelques humbles avaient l’air, dans ce décor grand-bourgeois, de prisonniers de guerre travaillant pour l’ennemi ». Mais on voit ce même « petit peuple » « trimant », dans les parcs des riches, « sans les haïr ». Montherlant confirme ainsi ce que les historiens savent bien : les jardins publics, créés sous le Second Empire, relèvent d’une stratégie politique d’ensemble visant à apaiser les tensions sociales.«
Pour Montherlant, le jardin public propose « une vie plus vraie qui rend putride notre vie officielle ». Cette « vie plus vraie », cette « vie meilleure » se fonde sur des valeurs étrangères aux valeurs économiques qui régissent la cité : le promeneur qui entre à Bagatelle déclare : « Je veux me promener dans un jardin, dont l’ombre m’agrandisse les yeux. Surtout, je ne veux pas travailler. À aucun prix ». (…) Le jardin, à l’écart des vaines affaires des hommes, offre un espace accueillant à ces occupations gratuites et réfractaires aux injonctions sociales : l’amour, le jeu, la création littéraire. Montherlant oppose à l’agitation politique de la rue, mise en branle par « quelque mythe absurde », le sérieux des affections humaines, et il trouve ce souvenir dans sa mémoire : « Je me souviens de cette jeune femme qui, en 1936 ou 1937, dans un square parisien, tandis que défilaient à quelques mètres d’elle de bruyants cortèges politiques, tricotait les yeux baissés, sans les lever que pour s’assurer, de temps en temps, si sa petite fille, qui jouait non loin de là, ne faisait pas de bêtises ». Situation identique à celle de Montherlant, trente ans plus tard, en 1968 : « J’ai passé les journées de grève de mai-juin aux Tuileries, à écrire un roman, parmi les mères, les enfants, les Espagnols, les ânes et la bique, les crottes d’ânes et les crottes de bique. Sur les cinq heures, on commençait d’entendre en fond sonore les hurlements du quartier Latin ».
On comprend dès lors que Montherlant déteste qu’à l’intérieur d’un jardin, lui soient rappelés les mots d’ordre de la société. Il s’emporte contre les édiles qui veulent à tout prix discipliner les parcs, ennemis qu’ils sont de « la fantaisie rustique », de la « grâce naturelle et sauvage » : « ces bancs, ces buis taillés, ces pots de fleurs bien rangés sont la mort de toute poésie ». (…) Il s’emporte aussi contre les jardins « ponctués de statues de Libérateurs, de statues de Bienfaiteurs et de statues d’Enthousiastes », thème qu’il développe dans une page vigoureuse de La Petite Infante de Castille : « On aime pour bien des raisons les jardins d’Orient. L’une d’elles est qu’ils soient si vierges de prétentions idéologiques. Dans les jardins d’Europe, l’indécrottable moralisme petit-bourgeois a représenté le Progrès, l’Humanité, le Courage militaire, en personnages hideux […]. Non seulement la laideur de ces statues déshonore la grâce du lieu ; mais, dans ces oasis créées pour la jouissance, elles nous empêchent de jouir, en nous rappelant qu’il faut sans cesse nous contrefaire, et cultiver en nous mille sentiments factices, si nous voulons passer avec succès les examens de la société ». (voir dans ce blog : Les parcs publics et leur peuple de pierre).
Dans un tel lieu, on est seul, « débarbouillé des hommes », mais entouré de la « vibration » des choses et des êtres : bruits, mouvements, variation des couleurs, etc. Dans un jardin, s’éprouvent en effet à la fois la coprésence, comme disent les sociologues, et la solitude. On y est seul, mais, entouré de la compagnie discrète et anonyme des hommes, on n’y est pas livré aux tourments du moi, à l’angoisse du vide. (voir dans ce blog : Plus il y a de monde, plus c’est calme).
Celui qui s’intéresse à ce motif des jardins publics « se trouve vite au cœur de l’expérience que Montherlant a eue de la vie. La preuve en est que le jardin se relie thématiquement à tous les autres lieux habitables de la ville : le collège, le stade, la bibliothèque publique, le cimetière. Ce que nous avons proposé ici n’est qu’une esquisse ; il faudrait, naturellement, élargir l’enquête à la totalité de l’imaginaire végétal de Montherlant. Mais, dans ce modeste espace du jardin, on reconnaît Montherlant avec son amour des humbles, sa bonne humeur, parfois féroce, sa sensualité toujours en éveil et toujours menacée, et surtout avec cette tendance si constante à la marginalité et à la retraite. Qu’il soit assis dans un square, au milieu des enfants, des mères et des retraités, ou seul sous d’épaisses frondaisons, ce que Montherlant s’offre, c’est « une fête à l’écart ». A l’écart « du désordre, de la lutte pour la vie, de toute la bassesse et l’âpreté qui nous entourent », dans ces jardins publics qui sont pour lui non pas le refuge des laissés-pour-compte de la société, mais, au contraire, l’espace aristocratique de la rencontre avec soi-même. »