L’approche « sociotopique » des espaces ouverts étant centrée sur les fonctions de loisirs, elle tend à ignorer que ces espaces peuvent aussi avoir des fonctions productives et laborieuses. Quand toutes ces fonctions cohabitent sur le même espace, ou quand la pression des fonctions de loisirs s’accroît, il peut être tentant de penser que les activités laborieuses seraient mieux ailleurs et que les quais maritimes ou fluviaux reviennent de droit aux loisirs. On peut voir là une illustration de la thèse développée par le sociologue américain Thorstein Veblen dans son ouvrage « Théorie de la classe de loisir » (1899) : les élites jugent le monde de la production sale et dégradant, tandis que le loisir est socialement valorisant.
Ces contradictions sont bien visibles dans les espaces portuaires, qui sont indispensables à diverses activités économiques (celles « exigeant la proximité immédiate de l’eau », comme dit la loi Littoral) et qui sont aussi convoités par les loisirs – à commencer par le plaisir simple de « voir la mer ». Passant à Lorient en 1847, Flaubert note : « La mer, impossible à voir ». Dix ans auparavant, dans Mémoires d’un touriste, Stendhal tenait déjà les mêmes propos. Ces deux touristes sont frustrés car ils recherchent des émotions esthétiques devant la mer, et le grouillement des laborieux qui triment dans la construction navale ne les intéresse pas (1). Ces poncifs perdureront jusqu’à nos jours : à Lorient comme à Brest, il n’est question que de « reconquérir » des espaces fermés au public pour cause de production, on entend même parler d’espaces « confisqués », ce qui sous-entend que les badauds seraient les seuls utilisateurs légitimes de ces quais. Cela sent un peu le « jugement de classe » (celui de la « classe de loisir », justement), pour reprendre une formule qui a fait fortune depuis Bourdieu.
Pour sûr, toute opportunité de concilier production et loisirs est bonne à prendre, mais ce n’est pas simple. Si le port de pêche de Lorient est fermé au public, celui de Saint-Jean-de-Luz (photo) est libre d’accès, mais cette situation est sans doute fragile : les pêcheurs n’ont pas forcément envie de voir les promeneurs détériorer leurs filets ou tripoter les treuils. Les risques pour la sécurité et les problèmes de responsabilité comptent aussi. Le temps insouciant n’est plus où les Lorientais pouvaient se balader au milieu des grues du port de commerce en pleine activité, et ce n’est peut-être pas plus mal. L’ « ouverture sur la mer », un thème cher aux aménageurs dans les villes du littoral, passe au moins autant par les activités productives qui ont besoin des quais et font travailler les gens que par la pratique de la flânerie et de la contemplation, si « légitime » soit-elle de nos jours.
(1) « …On y fabrique beaucoup de vaisseaux, et j’ai dû subir la corvée de la visite des chantiers et magasins. Dieu préserve les voyageurs d’un tel plaisir ! » Stendhal préférait l’art de l’Italie à la construction navale, on peut le comprendre.