Si la notion d’espace vert n’est pas simple, comme nous l’avons vu ici, celle d’espace public est bien plus compliquée encore (voir ce qu’en dit Wikipédia, par exemple) et la question des rapports entre espace public et libre usage par le public est tellement complexe qu’on se demande presque si elle présente un intérêt pratique. Une petite histoire pour illustrer le sujet.
Nous sommes à l’hôpital de Lorient par une belle journée du printemps 2020, en plein confinement sanitaire. La cantine étant fermée, une équipe d’infirmières décide d’aller pique-niquer dans l’espace vert qui se trouve au pied de l’hôpital en bordure de l’estuaire du Scorff, face à l’arsenal. Il y a là du spectacle : le rythme des marées, des bateaux en construction, des oiseaux marins, éventuellement un phoque gris qui vient faire un petit tour… Ces dames s’installent donc au bord de l’eau, vers là où se trouve la pêcheuse sur la photo ci-dessus. Puis survient une dame qui, passant sur le pont visible à l’arrière-plan et situé dans les emprises de l’arsenal, a repéré les pique-niqueuses et vient leur demander de quitter les lieux, car il s’agit là paraît-il d’un terrain militaire et elles n’ont donc pas à s’y trouver.
Les infirmières protestent de leur bonne foi mais, en fonctionnaires disciplinées, elles obtempèrent, ce qui me semble bien dommage car il y aurait là matière à faire un joyeux remue-ménage. Un casse-pieds dans mon genre adorerait aller porter l’affaire à la presse locale et aux « Autorités », car rien n’indique que ce terrain, situé en parfaite continuité du jardin public de l’hôpital et en-deçà de l’avenante clôture de l’arsenal, surplombée de fil de fer barbelé, serait une propriété militaire d’accès interdit. Consultant le cadastre, je vois que la parcelle en question est répertoriée en « espace public », et que son propriétaire désigné est Naval Group. Voilà qui m’intrigue, car je pensais que les emprises des arsenaux faisaient partie du domaine de l’État, et je vois mal comment l’espace en question pourrait à la fois être public et propriété d’une société anonyme de droit privé, quand bien même l’État y est majoritaire, puisque tel est le statut de Naval Group. Mais laissons là ces considérations juridiques, et retenons-en ceci :
- Cette notion d’espace public est décidément bien compliquée.
- Ce n’est pas parce qu’un espace est réputé public qu’on a le droit de s’y trouver (pas nouveau, les exemples sont légion mais il est bon de le rappeler). Et à l’inverse, ce n’est pas parce qu’un espace n’est pas la propriété d’une personne morale de droit public qu’on n’a pas le droit d’y venir.
- Le fait que ce terrain fasse partie de l’arsenal militaire n’implique pas ipso facto qu’il soit interdit au public, d’une part parce qu’il est à l’extérieur de la partie clôturée de l’arsenal, d’autre part parce qu’il existe dans ce pays plein de portions de terrains militaires dont l’accès public est autorisé ou toléré.
- Enfin, en vertu d’une jurisprudence constante depuis 1854 (1), tout espace est réputé ouvert au public dès lors que son propriétaire n’a pas exprimé sa volonté d’en interdire l’accès par des pancartes explicites ou une clôture. Madame Naval Group ferait bien de s’en informer et d’en tirer les conséquences, à moins qu’elle n’éprouve un sentiment de supériorité voire un plaisir pervers à chasser les pique-niqueurs de ce sympathique coin de ville au bord de l’eau.
(1) « Il est nécessaire de rappeler que la jurisprudence tant civile, de la Cour de cassation, que celle, administrative, du Conseil d’État, de façon constante, depuis un arrêt de la Cour de cassation du 7 juillet 1854, considère que les terrains non clôturés ou dont l’interdiction d’accès n’est pas clairement portée à la connaissance du public sont présumés ouverts au public, sous la réserve de ne pas y causer de dommage ». Source : ici.
Madame Naval Group est-elle rentrée à la nage ? Ca donne tellement envie…