La densité urbaine et les jeux des enfants

Place centrale de Greifswald, Allemagne

En 2015, le quotidien allemand « Die Zeit » a publié un article sur l’attractivité des espaces de jeux, dans lequel le sociologue Peter Höfflin répond aux questions d’une journaliste. Cet article me semble très intéressant en lui-même, ainsi que par les réactions qu’il a suscitées chez les lecteurs. Je vous propose dans un premier temps l’intégralité de cet article, que j’ai traduit spécialement pour vous, chers lecteurs, après quoi je vous livrerai les discussions.

DIE ZEIT (Z) : Monsieur Höfflin, vous êtes l’un des auteurs de l’étude sur les jeux pour enfants. Vous et vos collègues avez examiné les possibilités de jeu des enfants dans les zones résidentielles. Une de ses principales conclusions est que dans les quartiers favorables aux enfants, ceux-ci jouent en moyenne près de deux heures par jour sans surveillance, et que dans les zones défavorables aux enfants, ils ne jouent qu’un quart d’heure. Que découle-t-il de cette différence ?

Peter Höfflin (H) : Il est très important que les enfants puissent jouer dehors sans surveillance. Sous le regard constant des parents, les enfants ne se sentent pas libres dans leurs jeux. Cette possibilité de jeu libre avec des pairs a un effet considérable sur l’éducation et le développement. Je décrirais le terrain de jeux comme le troisième éducateur des enfants, en plus des parents et des enseignants.

Z : Qu’est-ce que les enfants peuvent s’enseigner les uns aux autres, que les adultes ne peuvent pas leur apprendre ?

H : Quand les enfants jouent ensemble, ils agissent de manière plus créative, ils acquièrent de la confiance et ils améliorent leur conscience des risques. En outre, ils ne peuvent avoir certains types de conflits qu’avec leurs pairs.

Z : Vous dites que les endroits où les enfants du même âge peuvent se rencontrer et jouer deviennent de plus en plus rares. Quelle en est la raison ?

H : Le fait que les espaces de jeu régressent est un effet secondaire du développement urbain. L’espace urbain est évidemment précieux, il devient de plus en plus dense et le trafic augmente. Il en résulte des conflits d’intérêts entre constructeurs et éducateurs, mais aussi entre adultes et enfants. Les enfants sont supposés pouvoir jouer à l’extérieur, mais si pour cela les adultes doivent renoncer à des espaces de stationnement, ce n’est pas possible.

Z : Les aires de jeux sont-elles vraiment utilisées? Dans votre étude, les enfants vous ont indiqué leurs lieux de jeu, et bien que vous ayez fait vos observations un week-end et par beau temps, il n’y avait pratiquement pas d’enfants. Pourquoi les aménageurs devraient-ils alors offrir des espaces de jeux ?

H : La question serait à inverser. Nous devrions plutôt nous demander pourquoi les enfants n’utilisent pas l’offre. De toute évidence, les aires de jeux sont peu attrayantes, pour des raisons variées. Les aires de jeux avec de grandes surfaces de roulement ont été particulièrement bien reçues. Dans le même temps, les enfants se plaignaient que les aires de jeux, en particulier dans le centre-ville, étaient trop petites et mal équipées, de sorte qu’ils ne prenaient pas plaisir à les utiliser. De plus, les espaces de jeux doivent offrir une certaine dose de risque. Les enfants doivent pouvoir se mettre à l’épreuve et avoir de petits accidents pour se développer en bonne santé.

Z : Mais où est la limite ? Les enfants ne doivent quand même pas être systématiquement mis en danger lorsqu’ils jouent dehors.

H : Certes, il faut veiller à ce que rien ne mette gravement en danger les enfants. Cependant, ils peuvent se sortir étonnamment bien de pas mal de situations.

Z : Même dans la circulation ?

H : Oui, nous avons également découvert cela lorsque les enfants nous ont montré leurs lieux. Certains trajets les obligeaient à traverser des voies très fréquentées, avec peu de possibilités de les éviter. Dans ces situations dangereuses, beaucoup d’enfants étaient très conscients et prudents. Les défis qu’ils recherchent sont davantage dans le jeu (marcher en équilibre sur un mur ou grimper dans les arbres) que dans des situations vraiment dangereuses.

Z : Mais n’est-il pas compréhensible que les municipalités ou les propriétaires fonciers cherchent à se protéger contre un engagement de leur responsabilité, en cas d’accident ?

H : Bien sûr, la question est déjà de savoir qui est responsable lorsque l’enfant déchire son pantalon ou abîme son genou. Les planificateurs ne veulent pas porter cette responsabilité. Mais il serait bien plus important de se demander qui est responsable si l’enfant ne se développe pas correctement. Un enfant peut-il poursuivre une autre personne parce qu’il n’a pas la possibilité de jouer ?

Z : Les éducateurs et les urbanistes devraient-ils travailler plus étroitement pour développer de vraiment bonnes aires de jeux ?

H : Je préconise une participation plus forte des enfants à la planification. Les citoyens sont impliqués dans des décisions publiques, mais les enfants sont aussi citoyens – pourquoi ne leur demandons-nous pas ce qu’ils veulent ? La Convention des Nations Unies sur les droits de l’enfant prévoit cela.

Z : Peut-on aussi résoudre le problème des nombreuses aires de jeux menacées de disparaître ?

H : L’utilisation de l’espace par les enfants doit être systématiquement intégrée dans la planification. Avant de construire une zone, nous demandons quel impact cela aura sur le biotope. Dans le cas des enfants, nous devons nous demander : quel impact cela aura-t-il sur le sociotope ? Si l’on veut construire dans un secteur où se trouve une espèce animale menacée, nous devons lui offrir un habitat de substitution, sinon on ne peut pas construire.

Z : Il devrait donc y avoir des règles similaires pour les espaces de jeux ?

H : Oui. Nous devrions examiner ce qu’une urbanisation signifie pour les enfants et quelles sont les mesures compensatoires appropriées.

Z : Qu’en est-il des activités sportives ou des activités péri-scolaires? Ce sont aussi, pour les enfants, des occasions de bouger et se détendre.

H : Les cours de sports et événements sportifs sont bénéfiques pour les enfants et ces activités peuvent être un bon substitut au jeu extérieur. Mais cela ne fonctionne qu’à certaines conditions. Les enfants de situation modeste sont rares dans les clubs, ce qui s’explique surtout par des raisons financières. En revanche ils passent davantage de temps que les autres à regarder la télévision. Les parents issus de l’enseignement supérieur tentent quant à eux d’organiser la vie quotidienne de leurs enfants, sans leur laisser de marge de manœuvre. Aucun de ces deux scénarios n’est forcément souhaitable. Nous parlons, dans le domaine de la recherche, d’ « enfance des médias » ou d’ « enfance organisée ».

Z : La situation a-t-elle été exacerbée du fait que les parents gardent leurs enfants aujourd’hui ?

H : Oui, on les appelle même les « parents-hélicoptère ».

Z : Exactement.

H : Malheureusement, il n’y a pas grand chose à dire sur une tendance. Nous avons besoin d’avoir davantage de données et nous devons également surveiller le développement futur des enfants pour défendre leur droit au jeu. Il est ennuyeux que les données disponibles soient si maigres. Nous connaissons exactement les populations de chauves-souris dans l’environnement, mais nous ne connaissons que très peu la vie des enfants.

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PS : le sujet vous intéresse ? En écho à cet article (initialement publié dans l’ancien blog en août 2017), vous avez ici un excellent texte d’Emeline Brulé sur la question, comparant Paris et San Francisco (bien écrit et documenté, avec du vécu). Vous verrez que les conclusions convergent.

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