Sociotopes et universalisme

Il n’y a rien de tel qu’une guerre mondiale ou des régimes tyranniques pour faire prendre conscience aux hommes qu’ils partagent des valeurs et des aspirations communes – la paix, par exemple, et accessoirement quelques autres bricoles telles que la santé, l’instruction, l’amour, l’amitié, l’art, le loisir et le jeu, un air pur et une eau propres. C’est pourquoi une Déclaration universelle des droits humains a été adoptée en 1948. Dommage qu’entre deux guerres, les hommes oublient un peu ce qui les relie pour s’intéresser davantage à ce qui les divise, à commencer par leurs sacro-saintes « identités » – ça commence par « les Velrand sont des peigne-cul », comme dans la Guerre des Boutons, ça continue comme dans Lucky Luke par la haine immémoriale entre les O’Hara à grandes oreilles et les O’Timmins à gros nez, et ça peut mal finir.

Dans un livre récent, « Plaidoyer pour l’Universel », le philosophe Francis Wolff entreprend avec rigueur et clarté de reconstruire l’universalisme, c’est à dire un socle de valeurs morales et politiques communes à l’humanité entière, en l’élargissant à des préoccupations nouvelles (le rapport entre l’homme et la nature, par exemple) et en le débarrassant d’inclinaisons ethnocentristes au nom desquelles il a souvent été attaqué. Le fait est que l’universalisme est mal en point ces temps-ci. A l’extrême-droite, où l’on défend la conservation d’un ordre social fondé sur des hiérarchies dites « naturelles », on aime enfermer les gens dans des boîtes hermétiques qui les protègent des courants d’air : la Nation, la Province, la Famille, l’Entreprise (une grande famille…) ; c’est « La Corrèze avant le Zambèze », « Mon cousin avant mon voisin », et la chaleur de la tribu imprégnée d’amour et de haines recuites. A gauche, au nom de l’esprit de liberté, on adore aujourd’hui fragmenter la société en une pléiade de minorités nécessairement « opprimées » – ce sont potentiellement autant de bonne causes à défendre, donc de clientèles. Les Démocrates américains s’y sont illustrés, avec les brillants succès que l’on sait. Bref, dans cet environnement idéologique, la cause de Francis Wolff me semble excellente – d’ailleurs les discours politiques de Victor Hugo me font vibrer, et je trouve que l’Ode à la Joie a plus d’allure que les chansons de Théodore Botrel. Voyons donc comment nous pouvons la soutenir.

Quelles que soient les « identités » – ethniques, religieuses, sexuelles ou tout ce qu’on voudra -, on peut poser comme certain que sur la Terre entière, il y a des enfants qui aiment courir après une balle ou patouiller dans l’eau, et des vieux qui aiment s’asseoir sur un banc (avec un dossier, hein !) pour regarder les enfants jouer. Dans un passage des Mémoires d’Outre-Tombe, Chateaubriand évoque « ces jeux du commencement de la vie, pareils en tous lieux » :  » Le petit Anglais, le petit Allemand, le petit Italien, le petit Iroquois, le petit Bédouin roulent le cerceau et lancent la balle. Frères d’une grande famille, les enfants ne perdent leurs traits de ressemblance qu’en perdant l’innocence, la même partout. Alors les passions modifiées par les climats, les gouvernements et les mœurs font les nations diverses ; le genre humain cesse de s’entendre et de parler le même langage ». Moins pessimiste que Chateaubriand, Francis Wolff poursuit sur l’importance de pouvoir « parler pour rien » : « Et ça, c’est humain. Bavarder. Palabrer. Papoter. A l’être humain, il importe beaucoup de parler de ce qui arrive et qui pourtant importe peu – comme les enfants dans la cour de récré ou les vieillards sur les bancs du village (« tiens, ça se rafraîchit »). Chaque être humain aspire à la relation de réciprocité infinie comme à la réalisation de sa propre essence, dès lors qu’il est en situation dialogique » (p. 257).

Des jeux pour les enfants, des bancs pour permettre aux vieux de papoter : voilà déjà quelques bonnes bases, dépourvues de toute prétention « identitaire », pour le volet urbanistique d’un projet universaliste.

Francis Wolff, Plaidoyer pour l’Universel, Fayard, 284 p., 19 €.

Photo : bord de rivière à Saint-Geniez-d’Olt. Article transféré de l’ancien blog et daté de décembre 2019.

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