Suite de la traduction du livre de W.H. Whyte, « The social life of small urban spaces »
Si les bons espaces sont aussi bénéfiques, pourquoi n’en fait-on pas davantage ? La principale raison, c’est le problème des « indésirables ». Ils ne sont pas tellement un problème par eux-mêmes ; ce sont les mesures prises pour les combattre qui posent problème. Beaucoup d’aménageurs craignent de façon quasi obsessionnelle que si un endroit est attrayant pour les gens, il le soit aussi pour les indésirables ; c’est pourquoi on le rend inattractif. « Tu ne traîneras pas, ne mangeras pas, ne t’assiéras pas… » Un vrai sermon calviniste ! Et voilà pourquoi on a des bancs trop courts pour s’y allonger, des pointes sur les corniches… et surtout, beaucoup d’espaces dont on aurait besoin ne sont tout simplement pas proposés, les projets pour en créer sont torpillés…
Qui sont les indésirables ? Curieusement, pour la plupart des aménageurs, ce ne sont pas les criminels, les marchands de drogue, les gens vraiment dangereux. Ce sont les ivrognes, les épaves qui boivent des bouteilles dans un sac en papier – les plus inoffensifs parmi les marginaux de la cité, mais des symboles, peut-être, de ce que chacun pourrait un jour devenir. Pour les commerçants, la liste des indésirables est encore plus longue : ce sont des « bag-women » [femmes trimballant leurs affaires dans un gros sac], des gens qui se comportent bizarrement en public, des « hippies », des ados, des vieux, des musiciens de rue, des vendeurs en tous genres…
Les inquiétudes envers les indésirables sont le symptôme d’un autre problème. Beaucoup de responsables économiques qui prennent des décisions essentielles pour la ville ont un manque étonnant de connaissances sur la vie des rues et des espaces ouverts. Depuis la gare, ils vont peut-être marcher le long de quelques blocs avant d’entrer dans leur building ; et lorsque celui-ci offre une abondance de services, il y en a même qui n’en sortiront pas jusqu’à l’heure de rentrer chez eux. A leurs yeux, la ville inconnue est un lieu dangereux. Si leur immeuble comporte une plaza, il y a des chances qu’elle soit un lieu défensif qu’ils utiliseront rarement eux-mêmes.
Peu d’autres personnes le feront, d’ailleurs. Les lieux conçus dans un esprit de méfiance récoltent ce qu’ils recherchent, et il est amusant de remarquer que c’est justement là qu’on va en général trouver un ivrogne. Vous pouvez en trouver n’importe où, mais ce sont les endroits vides qu’ils préfèrent ; et c’est aussi là qu’on les remarque, comme si, inconsciemment, c’était l’objectif de l’aménagement.
La peur est révélatrice. Des mesures défensives hautement élaborées sont une indication qu’une firme est susceptible de quitter la ville. Bien avant qu’Union Carbide décide de quitter New-York pour la banlieue, son bâtiment l’annonçait déjà. A l’exception d’un local d’expositions, le bâtiment était hermétiquement tenu à l’écart de la ville, avec des gardiens aux allures de policiers et des points de contrôle, tandis que tout l’espace vide environnant était le dernier endroit pour s’asseoir.
La meilleure manière de s’occuper du problème des indésirables, c’est de rendre un endroit attrayant pour tous les autres gens. Tous les retours d’expériences sont extraordinairement convaincants à cet égard. A quelques exceptions près, les plazas et les petits parcs des quartiers d’affaires les plus centraux sont probablement les espaces les plus sûrs que l’on puisse trouver aux moments où les gens s’en servent.