Les enfants, les sociotopes et les inégalités sociales

Il y a quelques mois est paru un volumineux ouvrage collectif (1230 pages) sous la direction du sociologue Bernard Lahire, intitulé « Enfances de classe » et sous-titré « De l’inégalité parmi les enfants ». Ce travail s’inscrit dans la continuité des travaux de Bourdieu et Passeron (Les Héritiers, La Reproduction…), qui montrent comment se transmettent et s’aggravent les inégalités sociales, notamment au travers du rôle joué par l’école. Les 17 chercheurs ayant contribué à l’ouvrage ont travaillé durant quatre ans auprès d’un échantillonnage de 35 enfants  de cinq à six ans vivant dans les environnements socio-économiques les plus divers, allant de familles de Roms ou d’immigrés algériens dormant dans leur voiture jusqu’aux cadres supérieurs parisiens, en passant par des ruraux ou des habitants de petites villes. L’essentiel du livre est constitué par la relation de ces entretiens, qui est suivie de 250 pages de synthèses, d’analyses et de commentaires. L’ensemble se lit agréablement tout en produisant, on s’en doute, une impression assez terrifiante et désespérante – celle que « les jeux sont faits » à cinq ans. Cela m’a rappelé,  dans un autre genre, une passionnante initiative d’une chaîne de télévision qui devait s’appeler « Que deviendront-ils » et qui consistait à suivre année après année la destinée d’un groupe d’élèves de la même classe.

Au plan méthodologique,  les enfants ont tous été interrogés selon une même grille comportant 20 points tels que le logement, le rapport aux langages oral et écrit, la nature des jeux, les pratiques religieuses, culturelles et sportives, le rapport au temps, au corps et à la santé, l’esprit critique, le rapport à l’autorité, l’estime de soi, etc. Cela permet de donner un panorama très fouillé des conditions matérielles et culturelles dans lesquelles évoluent les enfants, mais curieusement, le rapport à l’espace extérieur n’est pas dans la liste et n’apparaît quasiment nulle part. En fouillant à travers tout l’ouvrage, en particulier dans les rubriques consacrées aux jeux et aux sports, on arrive tout juste à trouver quelques brèves allusions à des activités informelles pratiquées à l’extérieur (des sorties dans un parc, par exemple). Mais les auteurs s’intéressent beaucoup plus aux loisirs d’intérieur et aux activités encadrées par des institutions (piscine, foot…) ou par la famille (promenades, voyages…). Il est vrai qu’à cinq ou six ans, les marges de liberté et les possibilités de déplacement à l’extérieur du domicile sont réduites… mais on aimerait bien en savoir un peu plus sur ce qui bride cette liberté, justement. A part quelques allusions aux « dangers de la rue », qui peuvent venir des voitures (page 292) ou des mauvaises fréquentations, c’est un peu court. Pourtant, la sociologue Kyriaki Tsoukala a produit tout un livre (« Les territoires urbains de l’enfant », L’Harmattan, 2016) à partir de ses travaux sur la ville de Thessalonique. Il serait intéressant de savoir ce que les pratiques libres des espaces extérieurs peuvent apporter à la construction des enfants, et même de se demander si la rude « école de la rue » – voire celle du bac à sable – ne représente pas un apprentissage utile. Des réponses se trouvent dans le livre de Mme Tsoukala, mais il est regrettable que notre ouvrage n’en dise rien. Cette faiblesse n’enlève cependant pas grand-chose à l’exceptionnel intérêt de ce travail.

Enfances de classe / De l’inégalité parmi les enfants, sous la direction de Bernard Lahire. Seuil, 2019. 

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