Qu’est-ce que « le sens du lieu » ?

Il m’est arrivé à diverses reprises d’employer ici l’expression « sens du lieu », sans savoir précisément ce qu’elle signifie – et c’est un peu fâcheux. Le sujet mérite d’être creusé, car si cette formule est assez peu utilisée en France, la notion de « sense of place » est très courante aux États-Unis. Le mouvement du Placemaking y fait largement référence, de même que tous ceux qui se réclament de la tradition des « public life studies ». En France, on aurait plutôt traditionnellement tendance à parler de « génie du lieu » ou d' »esprit du lieu », nous allons voir de quoi il retourne.

D’après Wikipedia, le « genius loci », qui trouve ses racines dans la mythologie latine, renvoie aujourd’hui à « l’atmosphère distinctive d’un endroit » et se traduit par « esprit du lieu » plutôt que par « génie du lieu ». Cette expression réunit l’ordre immatériel de la pensée (l’esprit) et l’ordre matériel du monde physique (le lieu). A priori, n’importe quel lieu peut avoir un esprit à partir du moment où il y a des gens pour lui en trouver un, mais il semble un peu plus difficile de parler de « génie du lieu » pour un espace sans qualité – encore que cela puisse dépendre de la subjectivité des perceptions. La notion d' »esprit du lieu » est devenue un principe très répandu en matière d’aménagement paysager, le concepteur cherchant alors à identifier, puis à révéler ou à renforcer ce qui lui paraît être l’esprit du lieu sur lequel il travaille.

Aux États-Unis, la notion de « sense of place » semble beaucoup plus fonctionnelle. Pour approfondir la question, j’ai téléchargé (et traduit tout spécialement pour vous, chers et privilégiés lecteurs) un article universitaire fort complet intitulé tout simplement « Sense of Place » et que vous pouvez télécharger ici :

Le style des universitaires américains est tout aussi filandreux que celui des nôtres, et j’ai élagué ou réécrit certaines phrases pour essayer de rendre la chose plus digeste. Bref, on peut en conclure que « sense of place » décrit nos relations avec un lieu donné. Elles peuvent relever des émotions, de l’histoire personnelle, de l’imagination… Le « sense of place » englobe à la fois l’attachement à un lieu, et la signification de ce lieu. Je constate d’ailleurs que Google Traduction traduit automatiquement « sense of place » par « sentiment d’appartenance », ce qui correspond assez bien à l’acception américaine mais peut tromper le lecteur français du fait des ambiguïtés du terme « appartenance ».

Les auteurs de l’article soulignent qu’il est possible (et important) de renforcer le « sense of place » chez les habitants des villes, dans une perspective tant culturelle qu’écologique, puisque c’est là le point de départ de tout engagement citoyen pour rendre par exemple une friche ou un jardin plus accueillant pour tous les habitants. On voit ici le lien direct entre « sense of place » et processus de Placemaking, faisant intervenir des communautés d’habitants. Les auteurs étendent en outre leur réflexions aux dimensions sociales et politiques du « sens of place », rappelant que « les villes sont des constructions sociales imprégnées de relations de race, de classe ou de genre, qui génèrent des perceptions du lieu très différentes parmi leurs résidents ». Promouvoir le « sense of place » par une pédagogie appropriée, c’est aider les habitants à comprendre leur histoire et celle de leur communauté et à développer une réflexion critique sur ce que signifient par exemple le délabrement ou la gentrification de quartiers ou d’espaces publics. On le voit, on est loin ici des considérations esthétisantes qui entourent la notion de « genius loci ».

La notion américaine de « sense of place » semble donc plus riche et surtout plus orientée vers l’action que la notion française d’ « esprit du lieu », encore que cette dernière puisse être le point de départ de maints projets et qu’il puisse y avoir besoin de talents pour révéler l’esprit d’un lieu à un public qui ne le perçoit pas forcément au premier abord. C’est là que peut intervenir aussi  l’effet de « triangulation » par l’intervention, entre le public et le lieu, d’un élément tiers qui va servir de révélateur. Je réfléchissais à cela hier en écoutant la pianiste Khatia Buniatishvili interpréter, dans une clairière forestière au soleil couchant, un air d’une cantate de Bach. Cette clairière n’a a priori pas plus de « génie » que n’importe quelle autre clairière, mais la présence du piano, de l’interprète – et de Bach ! – la transfigure et transporte le public dans une autre dimension durant ce moment de pure grâce.

Date de l’article d’origine : 4 octobre 2019

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