Comme beaucoup d’intellectuels, l’essayiste Pascal Bruckner est un ardent défenseur des Libertés. C’est pourquoi il pourfend les dictatures, mettant d’ailleurs un talent particulier à attaquer celles qu’il invente lui-même, ce qui lui facilite l’entreprise de démolition. Le procédé est simple et efficace : vous prenez une thèse qui vous déplaît, vous la caricaturez à gros traits, vous lui donnez un statut de religion que vous dotez de Grands Prêtres et de Saintes Écritures, vous assaisonnez de quelques éléments de langage en vogue (« pensée unique », « police de la pensée », « bien-pensance »…), vous pimentez avec quelques citations de bons auteurs, puis vous montez en neige. Si vous avez une bonne plume, comme M. Bruckner, vous obtenez sans peine un livre facile à lire qui prendra place en tête de gondole chez Leclerc Médias, et vous aurez une bonne chance de passer chez Ruquier.
Notre auteur pratique aussi des formes plus concises. Ainsi, seul contre tous, il entreprend courageusement de massacrer Greta Thunberg, dans un pamphlet publié par Le Figaro le 10 avril et intitulé « Greta Thunberg ou la dangereuse propagande de l’infantilisme climatique ». Mlle Thunberg, 16 ans, a en effet une tête qui ne lui revient pas (un « visage terriblement angoissant »), elle récite un « catéchisme » (*) écrit par d’autres, et surtout, elle menace les hiérarchies naturelles. Aaah, nous y voilà. M. Bruckner sait y faire avec les lecteurs du Figaro : il sait que lorsqu’on place le mot « hiérarchie » sous leur nez, ils se mettent à frétiller de la queue. Et il leur offre une référence à Platon, qui, dans la République,« met en garde contre l’excès de liberté : quand le père traite son fils comme un égal, quand les maîtres flattent les disciples et que les vieillards imitent la jeunesse ». Il est bien commode, ce Platon qui incarne la sagesse des Anciens : on s’en sert aujourd’hui pour légitimer les « hiérarchies naturelles » qui fondent l’ordre social, on pourra le ressortir demain pour justifier l’oppression des femmes qui étaient pour lui essentiellement destinées à la reproduction (**), et pourquoi pas l’esclavage, qui était aux yeux de Platon dans l’ordre naturel des choses.
L’inversion des hiérarchies, voilà donc la source de tous nos maux depuis mai 68, et si la parole des enfants, des adolescents ou des « pas normaux » doit désormais égaler celle du pater familias (***), nous courons à la catastrophe. Puisque ce désastre semble inéluctable, malgré les efforts de M. Bruckner et du Figaro pour défendre les valeurs traditionnelles, autant précipiter les choses et préférer Maxime Le Forestier, humble rimailleur, à l’éminent Platon :
« Ce monde, je l’ai fait pour toi », disait le père.
« Je sais, tu me l’as dit déjà », disait l’enfant.
« J’en demandais pas tant.
Il est foutu, et je n’ai plus qu’à le refaire,
Un peu plus souriant
Pour tes petits enfants ».
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(*) Il est aussi question dans l’article des « adorables petites têtes brunes ou blondes récitant pieusement les slogans que leurs parents leur avaient appris ». Toujours le registre religieux… Si Bruckner a quelque chose contre les religions, il peut peut-être proposer au Figaro un article à ce sujet ?
(**) « Quoi qu’elles entreprennent, elles le feront moins bien que les hommes » (Platon, La République).
(***) L’homme de plus haut rang dans une maisonnée romaine, qui détenait la puissance paternelle sur sa femme, ses enfants et ses esclaves.
Illustration : Hamburger Abendblatt
NB : l’article de Bruckner est éreinté par Slate, c’est ici.
Date de l’article d’origine : 15 avril 2019