Au détour d’une anthologie de textes d’Alexandre Vialatte (1), je tombe sur une phrase curieuse dans laquelle il est question d’un paysage « banal et monotone comme un square de petite ville à trois heures de l’après-midi ». D’une part je me demande bien pourquoi un square serait plus morne à trois heures de l’après-midi qu’à dix heures du matin, d’autre part cette phrase me rappelle que depuis un moment j’avais envie de parler du lever du jour dans les sociotopes, un moment de la journée où on pense rarement à aller les observer.
Le mois dernier (donc en janvier), ayant fait l’effort de me lever tôt pour des motifs d’ordre ornithologique, me voici deux jours de suite dans mon sociotope favori à l’heure où blanchit la campagne. Pour le moment, il fait encore sombre, une chouette hulotte fait entendre son dernier chant tandis que les premières mouettes rieuses commencent à remonter le Blavet, ayant quitté leurs dortoirs maritimes pour passer la journée dans les terres. Des filaments de brume flottent au-dessus de l’estuaire et l’herbe est couverte de givre. Il n’y a personne à mon arrivée, et de toute façon je ne suis pas venu ici pour voir des gens, mais je note que la première personne rencontrée est une dame qui promène son chien, et que la deuxième est un coureur à pied. Ceci me rappelle des observations faites plusieurs jours de suite l’hiver précédent, depuis la fenêtre d’un hôtel donnant sur un jardin public sur les bords du Rhin balayé par une bise glaciale, et dont nous pouvons tirer la loi générale suivante : « Quelles que soient les conditions météorologiques, les premiers usagers des sociotopes sont les maîtres sortant leur chien et les coureurs à pied ». Pour le reste, il faut parfois attendre longtemps avant que d’autres usagers apparaissent, le temps que les bancs et l’herbe aient fini par sécher. En hiver, cela peut ne jamais se produire, mais ma seconde visite m’offre une belle observation : un groupe d’acharnés du banc public du coin, venus avec des sacs en plastique pour se garder le derrière au sec.
Le sociotopologue en hibernation se trouvant ainsi réveillé, je décide de revenir voir si par hasard il se passerait quelque chose ici à la tombée de la nuit. Et à ma grande surprise, alors que le soleil est déjà couché, il y a encore des familles qui traînent sur le chemin de halage au bord de la rivière, et toutes sortes d’autres gens qui se trouvent apparemment mieux là que devant la télé, bien qu’il fasse frisquet et humide. Pour autant, je m’attarde sur les lieux jusqu’à la nuit noire, et il reste encore des gens, notamment des cyclistes dont l’éclairage leur permet des virées nocturnes. Encore plus fort, un autre public arrive : un groupe de coureurs équipés de lampes frontales. A peine m’ont-ils croisé que je distingue, de l’autre côté de la vallée, des petites lumières qui dansent au milieu des bois : encore un groupe de coureurs nocturnes. Je n’aurais jamais imaginé qu’en plein hiver, près de cette ville de 17 000 habitants, autant de gens pouvaient éprouver le plaisir de profiter de la nature jusqu’au dernier moment. Ce dont nous pouvons tirer la seconde loi générale suivante : « Les meilleurs sociotopes sont vivants de jour comme de nuit ». Ceci complique évidemment un peu la tâche de l’observateur, qui ne peut prétendre tout connaître s’il s’est contenté de venir sur le terrain aux heures de bureau.
(1) Résumons-nous, éd. Robert Laffont, coll. Bouquins, 1324 p. Un grand écrivain trop méconnu, à (re)découvrir !
Photo : dissipation des brumes matinales au bord de la Loire, à Nevers. Date de l’article d’origine : 8 février 2019