Il y a quelques années, une enquête « sociotopes » dans un Ehpad (établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes) m’avait beaucoup marqué. J’avais été frappé par le besoin des résidents de sortir de l’établissement, de voir d’autres gens, de contempler la mer… Je me souviens de cette dame qui allait chaque jour s’asseoir sur un banc au bord de la mer en espérant qu’une personne s’asseye près d’elle et engage la conversation. Je me souviens aussi de ces pensionnaires en fauteuil roulant qui auraient bien voulu sortir davantage, mais étaient confrontés aux problèmes de trottoirs impraticables, de traversées de rues difficiles… Et j’avais gardé de cette séance l’impression d’un grand besoin d’espaces extérieurs, de rencontres et de contemplation.
Mais voici que cette semaine, je découvre qu’une autre commune littorale du même secteur projette de construire un Ehpad au fond d’une zone d’activités, à deux kilomètres du cœur du bourg. Les élus m’expliquent que « c’est parce que la commune dispose d’un terrain là, et que c’est commode pour y venir en voiture ». Pas de vue sur mer : celle-ci est réservée à un autre projet, un établissement de thalassothérapie. Je m’inquiète de l’absence de place pour un espace vert dans le projet, ou d’objectif de créer un espace vert à proximité. On me répond que « les gens qui sont là ne sont plus capables de se déplacer », d’où il découle tout naturellement qu’il n’y a aucun motif de s’embêter avec ces histoires d’espaces verts ou de chemins de promenade – l’essentiel est qu’on puisse venir en voiture et qu’il y ait de la place pour se garer.
Dans cette commune qui est un peu le Neuilly local, et où un quartier peuplé de médecins est appelé « Le trou de la Sécu », on a le sens des hiérarchies naturelles et on porte haut les « valeurs » d’une certaine pensée politique : la vue sur mer et la proximité des équipements, c’est d’abord pour ceux qui peuvent payer. Les vieux qui n’ont pas d’autre choix que l’Ehpad, on peut toujours les parquer dans un coin d’où ils ne risquent pas de sortir. Confortablement assis dans un fauteuil, et à l’abri du vent du large, ils auront tout loisir d’y méditer sur la phrase de Montaigne : « A mesure que la possession de vivre est plus courte, il me la faut rendre plus profonde et plus pleine ».
Date de l’article d’origine : 28 mars 2019