Je reconnais que ce titre n’est pas très alléchant, mais à ma décharge, ce n’est pas moi qui ai eu l’idée d’introduire dans le domaine de l’urbanisme cette notion saugrenue, quoique pas innocente du tout, de « dents creuses ». Il y a ces jours-ci de l’agitation autour de la réforme de la loi Littoral, des députés ayant trouvé opportun de réouvrir des possibilités de construire hors agglomérations dans des « creux » de l’urbanisation. Si elle est votée, la mesure sera appréciée de pas mal de citoyens (et accessoirement d’électeurs) qui, ayant hérité un terrain actuellement classé en zone agricole, ou ayant acheté un bout de champ au prix du terrain non constructible, caressent le doux espoir de voir la valeur de leur terrain multipliée par 200, 500 ou plus. Contrairement à ce qu’on lit ici où là, il ne s’agit pas forcément de « bétonnage » à grande échelle par de sinistres promoteurs, mais plutôt de remettre au goût du jour le bon vieux clientélisme, qui permet à des élus de se créer des redevables par leur admirable capacité à créer et distribuer de la plus-value foncière.
Quel est le rapport avec le sujet de ce blog ? Pour ces élus qui confondent un peu vite urbanisme et chirurgie dentaire, la « dent creuse » n’est qu’un vide, un néant, une insulte au bon sens parce que chacun sait que la raison d’être d’un trou est d’être bouché, surtout quand une route passe devant et qu’il est donc « desservi par les réseaux ». Mais il y a encore pire : non seulement le trou entre deux maisons défie la rationalité économique parce qu’il ne sert à rien, mais en plus, il est fatalement voué à la friche, cette expression d’un monde vivant grouillant et désordonné, plein de sales bêtes et de mauvaises herbes mal peignées, qui trouvent là des lieux de résistance entre l’urbanisation littorale et les champs traités au glyphosate. C’est là aussi, quand on fait l’effort d’aller sur le terrain, que l’on peut trouver entre ronces et prunelliers des petites sentes ou de discrètes clairières créées par des gamins du voisinage qui y ont leurs lieux d’aventures ou de rendez-vous – la lecture de « Last Child in the Woods », que j’ai presque terminé, m’a rappelé de telles observations dans des communes du littoral. Mais malheureusement, ces valeurs-là ne pèsent pas bien lourd à l’Assemblée face aux valeurs sonnantes et trébuchantes et aux élus qui s’en font les avocats sous couvert de « bon sens ».
Photo : A Plougrescant (Côtes d’Armor), une profusion de dents creuses (champs, prairies, fourrés, friches…) que l’on pourrait boucher pour « finir » l’urbanisation, profiter des voiries et réseaux qui les desservent, et enrichir les propriétaires des terrains.
PS – La dernière version du projet de loi à ce jour est la suivante : « Dans les secteurs déjà urbanisés autres que les agglomérations et villages (…), des constructions et installations peuvent être autorisées lorsqu’elles n’ont pas pour effet d’étendre le périmètre bâti existant ni de modifier de manière significative les caractéristiques de ce bâti. Ces secteurs se distinguent des espaces d’urbanisation diffuse par leur densité et leur caractère structuré. » On souhaite bien du plaisir aux juges qui vont devoir apprécier ces notions de densité, de caractère structuré et de modification significative, et on s’étonne que des élus, qui dénoncent depuis 30 ans le rôle excessif des juges dans l’interprétation de la loi Littoral, ajoutent de nouvelles difficultés d’interprétation…
Date de l’article d’origine : 1er juin 2018. Complément au 5 juin 2020 : ce texte a été voté.