Formes urbaines et territoires sociaux

Il a plusieurs fois été fait allusion ici aux travaux de l’urbaniste suédoise Eva Minoura, qui a réalisé des recherches d’un grand intérêt sur les espaces urbains ambigus, les « entre-deux » qui s’intercalent entre l’espace privé et l’espace public, les espaces dits « communs » aux fonctions imprécises, les innombrables délaissés produits par les urbanistes et les architectes… Nous nous sommes ainsi intéressés, grâce à elle, aux pieds d’immeubles, qui sont souvent des espaces à l’abandon et perdus pour tout le monde. Nous nous sommes aussi interrogés sur l’absence de limites entre espace public et espace privé, et sur ses incidences quant à l’utilisation de ces espaces.

Eva Minoura a soutenu en 2016 une thèse de doctorat (385 pages) intitulée « Uncommon ground : urban form and social territory » (téléchargeable ici), qui apporte un précieux éclairage sur ces questions trop négligées. L’auteur attire l’attention sur le fait qu’à une époque où les aménageurs sont censés économiser l’espace, il ne peuvent plus se permettre de produire de l’espace inapte à tout usage par les habitants et en particulier à la fonction de « scène sociale » (« social arena »).

A partir d’un gros travail d’analyse de cas concrets, dans 28 quartiers de Stockholm et de Malmö, reposant sur un outil SIG et sur des enquêtes auprès des habitants, elle est parvenue à déterminer des ensembles de conditions qui dissuadent ou au contraire favorisent l’usage des espaces périphériques aux bâtiments par les gens qui y vivent. Ces conditions sont étroitement liées à la forme urbaine, c’est à dire à la manière dont les bâtiments et équipements sont implantés, ainsi qu’à la façon dont sont traitées les limites et la visibilité entre les différents espaces. Ainsi, des espaces communs ont toutes les chances de ne pas fonctionner s’ils sont de petites dimensions, sous le regard des habitants mais aussi sous celui des passants. Les notions de territoire et d’appropriation sont omniprésentes à l’arrière-plan de ces recherches : pour qu’un espace commun soit pratiqué et respecté (voire entretenu) par les habitants d’un quartier, il importe que ceux-ci l’identifient comme étant le leur et faisant partie de leur territoire, ce qui ne pourra pas fonctionner si l’espace a un statut ambigu ou est exposé à des regards extérieurs.

Si vous manquez de temps pour lire cette somme en anglais, mais si le sujet vous intéresse, je vous encourage vivement à la feuilleter en regardant les illustrations, particulièrement éloquentes et qui vous rappelleront des situations que vous connaissez, parce que vous les avez autour de chez vous. Le travail de Mme Minoura nous conduit nécessairement à porter un regard neuf et curieux sur des espaces auxquels nous ne prêtons ordinairement aucune attention. Il nous signale que ces espaces si « communs » (= »common ») deviennent singuliers et objets d’intérêt (« uncommun ») pour peu que nous sachions les voir et les interroger.

Date de l’article d’origine : 15 novembre 2018

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