Du biotope au sociotope

Mon coin favori dans ma commune, c’est une rive d’estuaire en lisière de la ville, à un endroit où un espace herbeux communal s’intercale entre le chemin de halage et la rivière. Une petite route s’achevant par un parking y donne accès. Il se trouve là des bancs, des tables de pique-nique au bord de l’eau, des toilettes, et une camionnette avec une terrasse qui propose de la petite restauration à midi. L’endroit est commodément accessible à pied ou à vélo depuis la ville, il est ensoleillé, et il offre une vue sur un superbe paysage d’estuaire aux rives boisées peuplé de nombreux oiseaux. C’est d’ailleurs ce dernier point qui m’attire particulièrement ici, car j’ai décidé de m’intéresser à la manière dont les oiseaux utilisent ce secteur durant l’hiver. Entre les grands cormorans et hérons gardeboeufs qui s’installent en dortoirs dans les arbres, les mouettes rieuses qui se regroupent le soir avant de s’envoler vers la mer, les colverts dont les effectifs fluctuent bizarrement d’un jour sur l’autre, il y a matière à observer. Et au surplus, je m’aperçois que des loutres fréquentent assidûment le secteur, ce qui est un beau sujet d’observation en plus des oiseaux.

Me voici donc parmi les habitués du coin, et pendant que je compte mes oiseaux, je m’intéresse aussi aux visiteurs et à leurs pratiques. D’une fois sur l’autre, je commence à repérer les plus habitués des habitués : un monsieur aveugle qui passe tout l’après-midi à marcher le long de la rivière et reste jusqu’à la nuit tombante, un vieux couple qui s’assoit toujours sur le même banc au bord de l’eau, un très jeune couple qui a trouvé ici son « kissing place » pour se bécoter, un groupe de jeunes qui vient vider des bières en fin de journée, des femmes qui font la même promenade tous les jours… Certains, de leur côté, ont dû repérer un drôle de type avec des jumelles et un carnet. Celui-ci, parfois fondu dans le paysage, est occasionnellement témoin de scènes pas très gaies : une femme en larmes accrochée à son téléphone portable et visiblement en pleine rupture, une engueulade conjugale un autre jour… la vie, quoi. Progressivement, le lieu acquiert une autre dimension, celle de « scène sociale » où se croisent des destinées individuelles dont on saisit quelques bribes. Rien de très original là-dedans, on peut faire ce genre d’observations dans n’importe quel bistrot, mais les conditions n’y sont pas les mêmes. Il me vient à l’esprit que cet espace de nature paisible, mais où passe toujours un peu de monde, fait partie de ces lieux « consolateurs » où pas mal de gens, finalement, viennent chercher une compensation à leur solitude, à leur vieillesse ou à leurs existences cabossées. Ce ne sont pas eux que l’on voit en premier, car on repère plutôt les tribus avec des mômes hilares qui font du vélo ou jouent au ballon, mais ils sont là. Et quand on prend le temps d’observer la nature, on peut aussi, tant qu’on y est, en profiter pour observer du coin de l’œil cette scène et ces acteurs, ici réunis par la grâce d’un lieu apaisant.

Date de l’article d’origine : 26 novembre 2018

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