Lire la ville avec Georges Perec

Photo prise à Brest : la page, la rue, la ville, la mer… le monde.

L’écrivain Georges Perec (1936-1982) était un grand amateur de listes et de classements, ainsi que d’exercices de style. Il aimait aussi la Ville et y pratiquer une des activités favorites des sociotopophiles : regarder les gens, les choses, et s’imprégner des ambiances. Dans Espèces d’espaces (1974), il se livre à une sorte de déambulation à travers des espaces emboîtés, nous conduisant de la page d’écriture à l’espace au sens large en passant par le lit, la chambre, l’appartement, l’immeuble, la rue, le quartier, la ville, la campagne, le pays, l’Europe et le monde. En cours de route, il nous propose des méthodes, exercices et travaux pratiques pour nous apprendre à être plus attentifs et réceptifs à ce qui nous entoure. Ainsi, à propos de la rue :

Observer la rue, de temps en temps, peut-être avec un souci un peu systématique. S’appliquer. Prendre son temps. Noter le lieu, l’heure, la date, le temps. Noter ce que l’on voit. Ce qui se passe de notable. Sait-on voir ce qui est notable ? Y a-t-il quelque chose qui nous frappe ? Rien ne nous frappe. Nous ne savons pas voir.

La rue : essayer de décrire la rue, de quoi c’est fait, à quoi ça sert. Les gens dans les rues. Les voitures : quels genres de voitures ? Les immeubles (…). Les magasins (…). Les cafés (…). S’obliger à voir plus platement. Déceler un rythme : le passage des voitures (…). Lire ce qui est écrit dans la rue : colonnes Morris, kiosques à journaux, affiches, panneaux de circulation, graffitis, prospectus jetés à terre, enseignes des magasins. Déchiffrer un morceau de ville, en déduire des évidences : la hantise de la propriété, par exemple. Les gens dans les rues : d’où qu’ils viennent ? Où qu’ils vont ? Qui qu’ils sont ? Gens pressés.  Gens lents. Paquets. Gens prudents qui ont pris leur imperméable. (…) Essayer de classer les gens : ceux qui sont du quartier et ceux qui ne sont pas du quartier. (…) Du temps passe. Boire son demi. Attendre. Continuer jusqu’à ce que le lieu devienne improbable. Jusqu’à ressentir, pendant un très bref instant, l’impression d’être dans une ville étrangère ou, mieux encore, jusqu’à ne plus comprendre ce qui se passe ou ce qui ne se passe pas, que le lieu tout entier devienne étranger, que l’on ne sache même plus que ça s’appelle une ville, une rue, des immeubles, des trottoirs… (…)

En 1969, j’ai choisi, dans Paris, 12 lieux (des rues, des places, des carrefours, un passage). J’ai entrepris de faire, chaque mois, la description de deux de ces lieux. L’une de ces descriptions se fait sur le lieu même et se veut la plus neutre possible : assis dans un café, ou marchant dans la rue, un carnet et un stylo à la main, je m’efforce de décrire les maisons, les magasins, les gens que je rencontre, les affiches, et, d’une manière générale, tout les détails qui attirent mon regard…

On n’est pas loin des protocoles d’observation des sociotopes et de la « public life », la démarche étant ici orientée vers la production littéraire et inspirée par un souci de capter la diversité du monde dans sa richesse et sa banalité : L’espace fond comme le sable coule entre nos doigts. Le temps l’emporte et n’en laisse que des lambeaux informes. Écrire : essayer méticuleusement de retenir quelque chose, de faire survivre quelque chose : arracher quelques bribes précises au vide qui se creuse, laisser, quelque part, un sillon, une trace, une marque ou quelques signes.

Date de l’article d’origine : 3 octobre 2017. Pour une mise en œuvre pratique en janvier 2021, voir ici.

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