Nous avons évoqué à plusieurs reprises les valeurs de calme qui sont couramment attachées aux bois et aux forêts. Un ouvrage de l’historien Alain Corbin apporte sur ce sujet un éclairage très instructif.
Dans « Le monde retrouvé de Louis-François Pinagot », paru en 1998, l’auteur entreprend d’établir, à partir de patientes recherches, la biographie d’un personnage totalement inconnu, sabotier de son état, qui vécut de 1798 à 1876 près de la forêt domaniale de Bellême (Orne). L’étude minutieuse des multiples activités qui se déroulaient dans cette forêt lui permet de conclure que « lorsque Louis-François Pinagot, enfant, a commencé de la parcourir, la forêt était parsemée de petits marécages et de tourbières, ce qui ne l’empêchait pas de rester très pénétrable. Un lacis infini de sentiers sinueux engendrait le désordre des alignements et suscitait bien des dégâts ». Plus loin, il indique qu’ « en même temps qu’elles l’artialisaient, les élites se sont efforcées de constituer la forêt en zone de non-bruit. Le docteur Jousset parle ainsi (1884) du « silence solennel » des futaies de Bellême, propres à la méditation. Certes, la forêt favorise l’écoute ; elle est le lieu des arrivées silencieuses et des disparitions soudaines. Elle facilite le guet et la surveillance discrète de l’autre. Mais la forêt de Bellême est alors hantée par une foule de plusieurs centaines de travailleurs. Elle est le territoire de toutes sortes de charrois ; des piétons et des promeneurs la parcourent. Tout porte à croire qu’elle se dessinait, le jour tout au moins, comme un espace de tapage, retentissant de chants, d’éclats de voix et de bruits de cognées ».
Désertées par les bûcherons, charbonniers, sabotiers, glaneurs, braconniers, paysans menant paître leurs animaux, gamins dénicheurs d’oiseaux, marginaux en tous genres vivant de rapines, les forêts d’aujourd’hui ont retrouvé un calme qu’elles n’avaient probablement pas connu pendant des siècles. De tels témoignages devraient rassurer les angoissés de la « surfréquentation », qui craignent les dérangements occasionnés par les promeneurs du dimanche.
Photo : la forêt domaniale de La Londe – Rouvray, près de Rouen. Date de l’article d’origine : 19 mai 2016.