Les sociotopes à l'Ehpad

L’Ehpad (établissement hospitalier pour personnes âgées dépendantes) de la commune de Locmiquélic est posé au milieu d’un morne rectangle de gazon administratif, hermétiquement ceinturé sur trois côtés par les clôtures en parpaings des fonds de parcelles limitrophes. Heureusement, du côté sud, la mer est toute proche – à 166 mètres à vol d’oiseau, ce détail a son importance -, et depuis l’étage, on en voit un petit bout qui scintille entre deux lotissements. Dans la grande salle commune, trois tables ont été disposées en vue de notre atelier « sociotopes ». Parmi la soixantaine de pensionnaires de l’Ehpad, douze sont volontaires et en mesure de participer à l’opération, qui mobilise trois personnes de l’établissement en plus des deux personnes du bureau d’études. Comme au Club de l’Amitié la semaine précédente, la tranche d’âge est large et va de 64 à 94 ans, mais cette fois, les fauteuils roulants et déambulateurs nous placent face à une autre réalité : nous avons affaire à des personnes qui en majorité se déplacent difficilement.

Notre petit exercice de repérage sur photos aériennes marche bien et pose tout de suite un problème classique : l’absence de dénomination de certains lieux. Puis nous passons au repérage du lieu préféré. Sans surprise, les gommettes vertes sont au bord de la mer et majoritairement proches de l’Ehpad. Enfin, nous nous attaquons au questionnaire, allégé depuis le Club de l’Amitié mais qui se révèle une fois de plus perfectible. L’exercice devient vite troublant, car on touche à l’intime et aux petites choses qui font le prix d’une vie dans cet univers confiné. Lorsqu’il s’agit de parler des endroits que les gens aiment, les yeux se mettent à briller, les confidences arrivent et des pans de vies se dévoilent. La mer fait l’unanimité : c’est la liberté, le rêve, le mouvement, l’odeur des algues, le vent du large, la lumière changeante, le balancement des marées… mais pour en profiter, il faut pouvoir y aller, et s’assoir sur le rivage, et c’est là que les ennuis commencent. Car à 166 mètres il y a la mer mais pas de chemin côtier, il y a aussi des voitures garées sur les trottoirs, et en fait il faut faire 400 m pour trouver le premier chemin, lequel n’est pas adapté aux fauteuils roulants, etc, etc.

Le problème des bancs revient sans cesse : pas assez nombreux, ou carrément absents, ou mal répartis, ou mal placés… Faudrait-il disposer certains en angle, ou face-à-face ? Les avis sont partagés, mais une chose est sûre : quand on sort de l’Ehpad, ce n’est pas pour tomber sur ses pensionnaires mais pour rencontrer des amis « autres », voire engager une conversation avec des passants. Le banc face à la mer est cet endroit où tout peut arriver, où une femme de 90 ans espère encore chaque jour qu’un inconnu lui donnera une occasion de sortir de sa routine quotidienne. Cette avidité de contacts (qui n’est évidemment pas unanime, car il y a aussi des amateurs de solitude), et la grande confiance dans les autres dont ces personnes âgées font preuve, sont réconfortants. Je pourrais continuer encore longtemps à raconter ce que l’on apprend en une heure d’atelier « sociotopes » dans un Ehpad – et encore, les questionnaires n’ont pas été analysés ! – mais l’essentiel est peut-être que c’est là une leçon de vie, car comme disait Montaigne, « à mesure que la possession de vivre est plus courte, il me la faut rendre plus profonde et plus pleine » – et ça n’a rien d’évident quand on n’est plus en possession de tous ses moyens (voir aussi Les sociotopes, une affaire de plaisir ou d’agrément ?)

Date de l’article d’origine : 29 septembre 2015

Laisser un commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s