Une « appropriation » inappropriée ?

Dans toute littérature sur les espaces publics, on évoque à un moment ou à un autre la nécessité d’amener le public à s' »approprier » ces espaces, c’est à dire à en faire usage. Comme tout un chacun, j’utilise ce terme, sauf que depuis un moment, il commence à me poser problème. Ce mot est en effet bien ambigu. Vous en voulez des preuves ?

Je pourrais commencer par vous parler du concessionnaire Peugeot de mon quartier, qui installe de temps en temps une voiture publicitaire sur un espace vert communal en bordure d’une entrée de ville (photo ci-dessus). Celui-là s’approprie l’espace public, il n’y a pas de doute. Mais poussons un peu plus loin les investigations. Si vous faites une requête sur Google avec les mots « s’approprier l’espace public », vous trouvez parmi les premiers résultats :

– un article de la revue Norois intitulé « S’approprier l’espace… ou contester son appropriation ? » et signé de Fabrice Ripoll, qui pose très clairement le problème de cette ambiguïté ;

– un article de « Reporterre, le site de l’écologie » sur le thème : « Le sport permet au capital de s’approprier l’espace public » : on ne saurait être plus clair.

– et des foules d’articles qui enfourchent allègrement le thème de « l’appropriation de l’espace public par le public », sans se demander ce que cette notion peut avoir de paradoxal. On peut en effet soutenir que cette idée est doublement inadéquate :

1) A partir du moment où un espace public est public, c’est à dire propriété d’une collectivité publique, on ne voit pas pourquoi il faudrait le faire « approprier » collectivement par le public. Vous me suivez ?

2) Si l’on sous-entend que cette appropriation présente un caractère non pas collectif mais privatif, on ne voit pas pourquoi il faudrait encourager des utilisations privatives du domaine public, ou alors on entre dans des considérations économiques qui sortent de notre propos.

En outre, cette idée n’est pas forcément très sympathique si, comme le suggère Anthony Loussouarn dans son mémoire sur les espaces publics des quartiers ouest de Ploemeur, l’appropriation par certains usagers se fait au détriment des autres – par exemple, l’ « appropriation » d’une place par des boulistes qui s’estiment dans « leur » domaine peut empêcher les enfants de venir y faire du vélo.

Et puis on peut aussi et surtout se demander ce que vient faire la notion de « propriété » dans cette histoire. Est-on capable de parler des espaces publics, de leurs usages et de leur vie sans faire toujours référence à la propriété au travers de l’ « appropriation » ? Tout promeneur qui s’est fait expulser d’un terrain privé par un propriétaire irascible comprend qu’un des intérêts de l’espace public, c’est qu’on n’a pas besoin de consulter le cadastre ou de solliciter des autorisations pour en user normalement – en d’autres termes, qu’on n’y sent pas peser le poids et les contraintes de la propriété. Il est donc d’autant plus saugrenu de vouloir y réintégrer cette notion bizarre et ambiguë d’appropriation. Pourquoi ne pas utiliser à la place le substantif « pratique », ou le verbe « pratiquer », qui englobent à la fois l’usage et l’expérience vécue ?

Date de l’article d’origine : 26 septembre 2012

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